Critique de Soumission : amour, sexe et femmes chez Houellebecq (partie 4 de 4)

Une de Libé Janv. 2014IMG_9704

Tel qu’annoncé hier, je partage aujourd’hui la dernière partie de ma critique de Soumission, consacrée à l’amour, aux « scènes » sexuelles et aux femmes houellebecquiennes, qui prend cette fois encore la forme d’une réflexion autour de l’oeuvre romanesque de l’écrivain. 

Je vais introduire tout comme hier ma réflexion en reproduisant l’une des questions que m’a posées un journaliste de Slate.fr dans un entretien écrit autour de la réception de l’oeuvre de Houellebecq par les universitaires (lien vers l’article : http://bitly.com/1CC66ID), ainsi que ma réponse, que j’ai revue et étoffée notamment avec des extraits de Soumission.

Question : Comment vos travaux ont été accueillis par vos collègues ? Ont-ils été critiques ?

Réponse : Mes travaux semblent avoir reçu un bon accueil, en général, si je pense aux colloques et aux discussions auxquels j’ai participé, en France, à Montréal et à Québec. Mes interlocuteurs semblent partager, dans une certaine mesure, une vision des relations intimes, chez Houellebecq, où le sexe tarifé est bien plus un « aliment » pour le couple houellebecquien, pour leur amour, qu’une stricte détente excitante. Je me souviens cependant, dans un colloque à Montréal portant sur les femmes désirantes dans la littérature et les productions médiatiques contemporaines, de certaines critiques sur Houellebecq (l’homme, l’écrivain et ses personnages), considéré comme un misogyne.

Une des couvertures d'Extension du domaine de la lutte

Je crois que la crudité et surtout, le dépouillement des scènes sexuelles chez Houellebecq y est pour quelque chose. Certains lecteurs peuvent y voir là une mécanisation des actes sexuels et une chosification des corps. Cela n’est pas du tout mon opinion, je n’y avais d’ailleurs jamais pensé avant que d’autres lecteurs me partagent leurs lectures. La position critique de certains personnages houellebecquiens (le narrateur d’Extension et Bruno des Particules, par exemple) sur le féminisme peut aussi porter certains lecteurs à croire que les personnages houellebecquiens, voire l’auteur lui-même, sont misogynes, une opinion que je ne partage pas du tout non plus. C’est tout le contraire, il me semble, car les scènes sexuelles houellebecquiennes ne sont jamais dénuées de douceur, de sensualité, du souci de l’autre, et surtout, de la sensation, essentielle, rédemptrice, d’être « réconcilié », avec le monde mais aussi avec soi, plus seul parce qu’aimé, touché, uni, et (enfin) « complet », « plein ». Cette sensation qui accompagne le sommet du plaisir est atteint avec la femme aimée, et exceptionnellement (seulement une « scène » du genre, dans Plateforme) avec une « masseuse plus ».

Une des couvertures des Particules élémentairesPlateforme, édition Flammarion

Dans le dernier roman de Houellebecq, on retrouve d’ailleurs tout à fait cette douceur, ce souci de l’autre, cette sensualité, et cette plénitude avec la femme aimée :

Je la retournai, écartai ses cuisses et commençai à la caresser ; presque tout de suite elle fut mouillée, et je vins en elle. Elle avait toujours aimé cette position simple. Je remontai ces cuisses pour la pénétrer bien profond, et je commençai à aller et venir. On dit souvent que la jouissance féminine est complexe, mystérieuse ; mais, pour ma part, le mécanisme de ma propre jouissance m’était encore plus inconnu. Je sentis tout de suite que cette fois j’allais être capable de me contrôler aussi longtemps que nécessaire, que j’allais pouvoir stopper à volonté la montée du plaisir. Mes reins bougeaient souplement, sans fatigue, au bout de quelques minutes elle se mit à gémir, puis à hurler et je continuai à la pénétrer, je continuai même lorsqu’elle commença à contracter sa chatte sur ma queue, je respirais lentement, sans efforts, j’avais l’impression d’être éternel, puis elle eut un très long gémissement, je m’abattis sur elle et l’entourai de mes bras (Soumission, p. 105-106).

… Toutes choses que l’on perçoit peu ou pas du tout avec des escorts, car le cœur n’y est pas :

Sexuellement, elle faisait son métier avec beaucoup de professionnalisme, mais enchaînait les positions de manière assez mécanique, on la sentait absente, elle ne s’anima vaguement qu’au moment de la sodomie ; elle avait un petit cul bien étroit, mais je ne sais pas pourquoi je n’éprouvais aucun plaisir, je me sentais capable de l’enculer, sans fatigue et sans joie, pendant des heures entières. (p. 186)

Elle avait de longs cheveux blonds et un visage candide, presque angélique. Elle aussi appréciait la sodomie, mais ne se privait pas pour le manifester. Au bout d’une heure je n’avais toujours pas joui, et elle me fit remarquer que j’étais vraiment résistant ; de fait, cette fois non plus, et même si mon érection n’avait jamais faibli, je n’avais à aucun moment éprouvé le moindre plaisir. (p. 187)

Précisons que le même phénomène d’inhibition du plaisir se manifeste chez les hommes houellebecquiens à la suite de la perte de l’être aimé. Dans Soumission, François est délaissé par Myriam, qui a rencontré quelqu’un d’autre après avoir quitté la France. Michel, de Plateforme, n’arrive plus à ressentir du plaisir avec des professionnelles à la suite du décès tragique de sa compagne Valérie, et d’une période de deuil. Puis Daniel, dans La possibilité d’une île, perd lui aussi ses repères, si on peut dire, après que sa copine Esther l’ait quitté pour poursuivre ses études aux États-Unis.

En fait, le plaisir dans les relations sexuelles tarifées, chez Houellebecq, n’est « rédempteur » que lorsqu’il est pris avec la femme aimée. Quand ce plaisir est issue d’une expérience sexuelle, érotique, hédoniste mais sans être matérialiste, réalisée en couple. Un couple qui en ressort avec une intimité, une complicité accrues, car, comme on dit, il « regarde dans la même direction ». Voir à ce sujet mon article, « Lit de fortune et plaisir en couple : la sexualité payante comme faute-de-mieux et expérience érotique chez Houellebecq » publié dans l’ouvrage collectif L’unité de l’œuvre de Houellebecq (Classiques Garnier), que j’ai également partagé sur ce blogue (entrées du 8 janvier et du 5 juillet 2014).

Parus en janvier 2014, les actes du troisième colloque international sur l'oeuvre de Michel Houellebecq (Marseille, mai 2012) auquel j'ai contribué.

Parus en janvier 2014, les actes du troisième colloque international sur l’oeuvre de Michel Houellebecq (Marseille, mai 2012) auquel j’ai contribué.

J’ajouterais que le bonheur chez Houellebecq (ou l’idée du bonheur, car le bonheur est toujours fort bref, dans l’œuvre), ne réside jamais dans le sexe tarifé pour lui-même, mais dans le couple, amoureux et communiant dans une profonde entente affective et sexuelle.

Ajoutons aussi que les femmes houellebecqiennes sont vives, intelligentes, lucides, et que ce sont elles (Christiane des Particules et Valérie de Plateforme, par exemple) qui entraînent les personnages houellebecquiens vers le sexe tarifé en trio ou en groupe. Nous avons donc bien davantage affaire à des femmes désirantes, entraînantes et libres dans leur sexualité, pleinement assumée, qu’à des hommes utilisant ces femmes comme moyen, comme stricte canal de leurs désirs sexuels oppressants. À ce sujet, je vous invite à lire mon article : « Christiane et Valérie, femmes désirantes législatrices chez Houellebecq », qui constitue la version écrite revue d’une communication de colloque sur les femmes désirantes dans la littérature et la culture médiatiques (ACFAS, Montréal, mai 2012). J’ai partagé cet article sur ce blogue (entrée du 25 août 2013).

Quant au discours houellebecquien sur le sentiment amoureux (qui semble largement oublié ou ignoré par ses détracteurs), je crois que c’est dans La Possibilité d’une île où il se révèle le plus profond, le plus nu, le plus émouvant, aussi. La description de l’installation artistique du personnage de Vincent, nommée « Amour », propose une synthèse forte de ce discours sur le sentiment amoureux comme abandon, union, fusion, perte dans l’autre, et réconciliation avec soi à travers cette « dissolution » dans l’être aimé. Le dernier des Daniel évoque d’ailleurs peu après le Banquet de Platon, et le discours d’Aristophane, avec la poursuite de l’état ancien de complétude, en quoi se résume l’amour.

Dans l’œuvre de Houellebecq, on est donc (toujours) loin de toute notion, de tout désir d’utiliser l’autre, de jouir au détriment du partenaire, etc. En fait, l’amour et une sexualité épanouie au sein d’un amour partagé, fusionnel, y apparaît comme la seule possibilité de vivre.

 N.B. Je dois préciser que je n’ai pas souhaité aller plus loin dans l’analyse des « scènes » sexuelles dans Soumission ou dans les autres romans de Houellebecq, car je prévois proposer bientôt pour publication un essai sur la sexualité dans l’oeuvre de l’écrivain… Pour éviter d’éventuels et hypothétiques conflits éditoriaux, je dois ainsi garder quelques-unes de mes idées pour moi… pour le moment !

 

Christiane et Valérie : femmes désirantes législatrices chez Houellebecq

Les particules élémentaires, édition FlammarionUne des couvertures de Plateforme

Cet article constitue la version écrite d’une communication présentée à l’occasion du colloque « Femmes désirantes dans la littérature et la culture médiatique », tenu les 9 et 10 mai 2012 lors du Congrès de L’Acfas, et organisé par l’Université de Sherbrooke.

N.B. Encore une fois, toutes les notes de bas de page du texte initial ont malheureusement été perdues dans la conversion des fichiers.

Christiane et Valérie : femmes désirantes législatrices chez Houellebecq

La critique savante sur l’œuvre de Michel Houellebecq s’est attachée bien davantage à étudier les narrateurs et personnages masculins que féminins des romans. On a notamment épinglé l’hyperacuité de leur regard, leur état dépressif et la lucidité qui y est liée, la sensation d’étrangeté au contact d’un monde-frontière et l’altérité comme un écrasement, vécue telle une tragédie sans appel, celle du corps désirant-déclinant qui n’a, à notre époque, « pas le droit » d’être vieux . Cette dimension du rapport de l’individu houellebecquien à la femme et à l’atteinte de son corps est déjà bien exploitée ; désir-douleur innervent la conquête difficile du beau sexe, et souvent, l’homme houellebecquien renonce. Dans les romans de Houellebecq, ce sont parfois les femmes qui initient l’acte de séduction par une invite franche, telle Christiane des Particules élémentaires, ou qui entraînent leur partenaire dans des expériences érotiques variées au sein d’un amour authentique et réciproque, comme le fait Valérie, de Plateforme. Nous estimons que ces deux femmes expriment une sexualité pleinement affirmée qui se décline par des choix forts, sous-tendue par l’éthique d’une érotique solaire (Onfray) que leur partenaire partage avec bonheur. Elles se font désirantes, décideuses, législatrices. Nous souhaitons montrer que le « clavier sexuel » de Christiane et Valérie tend non pas seulement à rejoindre mais à exalter celui de leur partenaire masculin en recourant principalement à l’éclairage que portent les travaux de Michel Onfray précédé de Michel Foucault sur les nouveaux comportements sexuels.

Christiane, hardie et entreprenante

Le roman Les Particules élémentaires propose une immersion dans la vie de deux demi-frères, Michel et Bruno, racontée par des néohumains. Ces narrateurs insolites dessinent la trajectoire de ces deux vies ponctuellement entrelacées en s’attachant à observer la souffrance qui marquent les relations humaines des demi-frères, et plus généralement, leur lien au monde et à la vie. Les narrateurs promènent par exemple un regard affûté et cru sur le monde naturel – avec ses lois sourdes à la sensibilité et à la conscience humaine – et sur la quête de sens d’une vie sans bonheur et sans amour. Pour Michel, la question est : à quoi bon poursuivre l’expérience ? Pour Bruno, il s’agit plutôt de comprendre comment atteindre le beau sexe. Comment lui, homme dans la quarantaine au physique ordinaire, qui perd ses cheveux et grossit facilement, pourrait-il trouver une femme aimante, capable encore, dans ce monde d’individus libres et libérés, d’amour sincère et de don de soi ? La quête amoureuse-sexuelle de Bruno le mènera au Lieu du Changement, espace de villégiature libertin et naturiste. Après une semaine vaine à voir ses désirs se fracasser contre des adolescentes trop jeunes, des jeunes femmes indifférentes et des femmes dans la quarantaine trop amères, Bruno rencontrera Christiane. Ou plutôt, c’est elle qui le choisira, alors même qu’elle vient de faire l’amour avec un inconnu dans un jacuzzi. Christiane, femme désirante, libre et libertine :
Elle allongea les jambes dans l’eau. Bruno fit de même. Un pied se posa sur sa cuisse, frôla son sexe. Avec un léger clapotis, elle se détacha du bord et vint à lui. […] Un bras se plaça sous le haut de ses cuisses, l’autre enlaça ses épaules. Bruno se blottit contre elle, le visage à hauteur de sa poitrine […] Il se détendit entre ses bras, son sexe dressé émergea à la surface. Elle referma ses lèvres et lentement, très lentement, le prit dans sa bouche .

Christiane ose initier un contact sexuel direct et sans filet. En effet, bien qu’ils se trouvent tous deux dans un lieu d’estivage naturiste et libertin, les lois de la sélection sexuelle subsistent : il n’y a pas, « il n’y a jamais eu de communisme sexuel » (PÉ : 137), au Lieu comme ailleurs – tel que le remarque Bruno après quelques jours à cet endroit – mais plutôt, depuis la libération sexuelle de Mai 68, « un système de séduction élargi » (PÉ : 137). Et l’on voit que Christiane est elle aussi pleinement consciente de ce libre marché sexuel notamment dans cette réflexion qu’elle fait à Bruno sur les estivants du Lieu du Changement :
C’est un endroit agréable, mais un peu triste ; il y a beaucoup moins de violence qu’au dehors. L’ambiance religieuse dissimule un peu la brutalité des rapports de drague. Il y a cependant des femmes qui souffrent, ici. […] Elles vendent un corps affaibli, enlaidi ; elles le savent et elles en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées (PÉ : 140-141).
Une réflexion qui se penche en particulier sur les femmes qu’elle nomme : « les soixante-huitardes qui ont dépassé la quarantaine, j’en fais pratiquement partie » (PÉ : 146). Et qu’elle décrit encore ainsi : « Elles vieillissent dans la solitude et leur vagin est virtuellement mort » (PÉ : 146).

Comme on l’a vu, cette conscience aigue de la libre entreprise sexuelle – particulièrement saillante au Lieu du Changement – n’empêche nullement Christiane de prendre les devants avec Bruno en initiant un rapport sexuel dans le jacuzzi qui prend la place d’un acte de séduction plus « progressif » et surtout, beaucoup moins aventureux.

Outre la réalisation d’un rapport sexuel court-circuitant l’entreprise de séduction – comme le remarque d’ailleurs Bruno : « C’était vraiment bien, dans le jacuzzi, tout à l’heure… […] Il n’y avait aucun élément de séduction, c’était quelque chose de très pur » (PÉ : 142) – Christiane ose exprimer franchement et précisément ce qu’elle désire dans ses rapports sexuels. Ainsi dit-elle à Bruno : « Jouis sur moi […] Elle étala le sperme sur son visage et sur ses seins » (PÉ : 149). Par ce geste libre et encore une fois audacieux d’étaler le sperme de Bruno sur son corps, Christiane ne répond pas à un désir de Bruno, mais plutôt à son envie à elle. C’est elle qui demande à recevoir le sperme de Bruno. C’est encore elle qui prend l’initiative d’approfondir cette communion entre la substance venant de son partenaire et son corps en la faisant sienne, en quelque sorte. Bien sûr, il pourrait subsister dans l’analyse de ce geste le doute que Christiane ne fasse que reconduire un passage obligé – ou du moins une ligne plus que classique – des scénarios pornographiques du cinéma, des pages des magazines pornographiques explicites ou de la littérature du même genre : l’homme éjacule sur le corps ou sur le visage de la femme en prenant plaisir à diriger la projection de la substance. Cela, parfois pour marquer une position d’autorité sur elle, une situation de contrôle, voire d’humiliation, surtout quand l’éjaculat est projeté au visage. Nous estimons cette avenue hautement improbable, d’une part parce que Christiane ne vit pas sa sexualité, dès sa rencontre avec Bruno, par l’intermédiaire de son regard à lui, du désir qu’elle y verrait, des gestes de désir qu’il esquisserait, des rapports sexuels qu’il initierait avec elle, etc.. C’est plutôt tout le contraire : Christiane le touche avec sa jambe, tournoie autour de lui dans l’eau du jacuzzi, le prend dans ses bras, puis dans sa bouche. Elle nous apparaît donc non seulement comme une femme désirante, mais entreprenante, surtout lorsque l’on sait qu’elle n’a pas croisé le regard de Bruno, où elle aurait pu puiser du courage – ou encore son envie même – en y lisant le désir. D’autre part, parce que, comme l’extrait cité le découvre, c’est Christiane qui désire le sperme de Bruno sur elle dans un geste bien connu par les milieux pornographiques, certes, mais qui se présente bien davantage comme un accueil de l’autre et une ouverture vers une plus grande intimité avec lui qu’un calque inauthentique d’un scénario X. De même, quand Bruno procure un plaisir bucco-génital à Christiane juste après leur rencontre dans le jacuzzi, elle n’hésite pas à le guider en lui disant : « Enfonce un doigt » (PÉ : 141) et « Continue, s’il te plaît » (PÉ : 141). Avec cette franchise à aiguiller son partenaire sexuel pendant l’acte ajoutée à cette initiative dans une rencontre sexuelle sans aucun doute hardie, il s’esquisse, chez Christiane, le portrait d’une sexualité assumée : non pas passive, mais « agentive », désirante et entreprenante.

Il n’est toutefois pas strictement question de désir physique et de goûts sexuels à explorer et à combler chez Christiane. Ce geste de l’accueil du sperme que nous avons décrit semble vouloir dire beaucoup plus. C’est Christiane qui initie Bruno au réseau des couples libertins , clients des boîtes pour les couples désirant prendre un plaisir hédoniste à trois, à quatre, en groupe : « Presque chaque samedi ils allaient dans une boîte pour couples – le 2 + 2, Chris et Manu, les Chandelles. Leur première soirée à Chris et Manu devait leur laisser un souvenir extrêmement vif. » (PÉ : 240). Une marque profonde chez Bruno, laissée par le plaisir, mais surtout par l’émotion :

La femme commença à le branler, cependant que Christiane approchait à nouveau sa langue. En quelques secondes, pris par un plaisir incontrôlable, il éjacula sur son visage. Il se redressa vivement, la prit dans ses bras. Je suis désolé, dit-il, désolé. Elle l’embrassa, se serra contre lui, il sentit son sperme sur ses joues. Ça ne fait rien, dit-elle tendrement, ça ne fait rien du tout (PÉ : 240).

Bien que Christiane et Bruno se trouvent dans un endroit où le sexe frénétique pour le sexe est le maître-mot, cette tendresse attentive et cette affection sincère qu’ils paraissent partager non seulement demeure, mais semble chapeauter, voire transcender leurs rapports. Christiane n’est aucunement fâchée de cet incident. Elle ne reproche nullement à Bruno d’avoir abrévié ou gâché son plaisir à elle en jouissant trop vite et en éjaculant de façon impromptue sur son visage. Car il semble bien, comme on le verra, qu’il n’y ait plein plaisir chez ces libertins amoureux que plaisir en couple.

Valérie, libre et animale

Le roman Plateforme de Houellebecq raconte l’histoire de Michel, un homme célibataire de quarante ans que son auteur décrit comme quelqu’un « qui a peur de s’attacher, qui refuse la passion, qui est résigné à une vie sans grand bonheur et sans grand malheur ». Un homme qui dit, non sans ironie : « Je n’étais pas malheureux, j’avais cent vingt-huit chaînes » de télévision et qui, après le travail, visite les peep-show pour « se lav[er] la tête » (PLAT : 22). Il rencontre Valérie, vingt-sept ans, lors d’un voyage en groupe qu’il décide de faire après avoir hérité de son père qui a été assassiné. Alors que Christiane, dans Les Particules élémentaires, séduit Bruno par une approche sexuelle directe, Valérie tente plutôt de se lier à Michel de manière plus passive et subtile tout au long du voyage. Par exemple, Valérie va systématiquement s’asseoir à ses côtés dans l’autobus du groupe et à table. Puis, à la plage, couchée dans le sable aux côtés de Michel, elle enlève le haut de son bikini et s’offre à son regard. Michel ne parvient à aucun moment à faire savoir à Valérie qu’elle lui plaît. Et même à la plage, il se sent inapte à initier un contact intime : « À ce moment j’aurais pu, et j’aurais dû, la prendre dans mes bras, caresser ses seins, embrasser ses lèvres ; stupidement, je m’abstins » (PLAT : 125). Cette passivité de Michel vient clairement contrarier Valérie qui lui a pourtant partagé explicitement ses désirs de rapprochement. Ainsi lui confie-t-elle peu de temps après leur premier rapport sexuel : « Je t’ai beaucoup désiré pendant ce voyage. C’était horrible, j’y pensais tous les jours » (PLAT : 136).

Quelques jours après que Valérie, à l’aéroport, ait laissé à Michel son numéro de portable, celui-ci va chez elle pour souper. Dès son arrivée chez elle, elle l’embrasse avec passion et le guide jusqu’au bout du plaisir : « Elle ouvrit les lèvres, glissa tout de suite sa langue dans ma bouche. […] Valérie me prit par la taille et me conduisit à tâtons jusqu’ à sa chambre » (PLAT :133-134). Se qualifiant elle-même de « petite prédatrice, gentille » (PLAT : 318), Valérie est perçue par Michel comme sexuelle, animale , donc libre et naturelle dans sa sexualité :

J’allumai une cigarette, me calai contre les oreillers et dis : « Suce-moi. » Elle me regarda avec surprise mais posa la main sur mes couilles, approcha sa bouche. Voilà ! m’exclamai-je avec une expression triomphante. Elle s’interrompit, me regarda avec surprise. « Tu vois, je te dis  » Suce-moi  » et tu me suces. A priori, tu n’en éprouvais pas le désir. – Non, je n’y pensais pas, mais ça me fait plaisir. – C’est justement ce qui est étonnant chez toi. Tu aimes faire plaisir. Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir, voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire (PLAT : 236).

Valérie paraît animale et sexuelle surtout en raison de cette sexualité assumée, franche et libre qui se découvre par les désirs qu’elle n’hésite pas, pareillement à Christiane, à exprimer sans détour. Elle veut prendre du plaisir sexuel avec Michel et ose dès leurs premiers rapports lui faire connaître ses envies. Ainsi dit-elle à son amant après une première nuit passée avec lui et sans autre préambule : « j’ai encore envie de faire l’amour » (PLAT : 141) et « lèche-moi, ça va me faire du bien » (PLAT : 141). Mais également, encore une fois comme Christiane des Particules élémentaires le fait avec son amant Bruno, Valérie guide son partenaire alors qu’il lui fait un cunnilingus : « Plus fort » (PLAT : 141), mais elle lui témoigne également, après l’acte, son désir de tendresse : « » Viens près de moi…  » Je m’assis sur le canapé. Elle se pelotonna contre moi, posa sa tête sur mes cuisses (PLAT : 141). En outre, de la même manière que Christiane fait découvrir à Bruno le plaisir libertin dans les boîtes pour couples, Valérie initie Michel non pas au sexe tarifé mais au plaisir en couple, car il consommait déjà, comme palliatif, des produits sexuels : Rarement, je prenais un salon privé à 500 francs ; c’était dans les cas où ma bite allait mal, me paraissait ressembler à un petit appendice exigeant, qui sentait le fromage ; j’avais besoin qu’une fille la prenne dans ses mains, s’extasie même faussement sur la vigueur du membre (PLAT : 23).

Plaisir en couple qui passera par le sexe tarifé, sexe prothétique pour Michel célibataire, maintenant transformé en expérience érotique pour couple amoureux, comme on le verra. Valérie, femme désirante et décideuse, tout comme Christiane. Pareillement à cette dernière, elle extériorise ses goûts et ses envies sexuelles non seulement franchement, mais spontanément, et certes avec inventivité. Ce que rapporte Michel qui lui avait posé une question et a obtenu, en guise de réponse : Elle enroula la base de mon sexe avec une mèche de ses cheveux, puis commença à me branler du bout des doigts. […] De l’autre main elle prit un peu de confiture de framboises, qu’elle étala sur mon sexe ; puis elle commença à le lécher soigneusement, à grands coups de langue (PLAT : 136).

Et tout comme l’amante de Bruno, Valérie prend l’initiative de la sexualité du couple. Les deux amantes proposent des expériences érotiques à faire ensemble, initient l’acte sexuel auquel leur partenaire se joint avec bonheur, tel que le fait Valérie dans un centre de thalassothérapie, celle-ci toujours racontée par Michel :

 » Notre voisine de train… fit-elle tout excitée, elle m’a branchée dans le jacuzzi « […]  » En ce moment, elle est seule dans le hammam « . […] Agenouillée devant la femme, les mains posées sur ses fesses, Valérie lui léchait la chatte. […] Valérie fouilla dans la poche de son peignoir et me tendit en préservatif ; de l’autre main, elle continuait à branler le clitoris de la femme. Je la pénétrai d’un seul coup, elle était déjà très ouverte (PLAT : 272-273).

Nous verrons que chez les deux femmes, jamais leur plaisir n’a préséance sur celui de leur amant. Le plaisir sexuel-amoureux est pris à deux. Ainsi, Christiane et Valérie sont désirantes, décideuses et législatrices, mais au sein de leur couple. Cela, jamais en tant qu’individu libre de faire ce qu’il veut avec pour seule fin son plaisir personnel. Donc toujours, si on veut, en tant que particule d’un atome, celui du couple amoureux. Chez Christiane et Bruno comme chez Michel et Valérie, le plaisir sexuel et amoureux ne peut alors logiquement éclore et s’épanouir que si chacun d’eux possède une vision de la sexualité et de l’amour semblable à celle de son partenaire. En d’autres mots, et en l’occurrence, un même code du désir libre, du sexe hédoniste et de l’amour sexuel.

Plaisir en couple : l’éthique du lumineux charnel

Il n’y a que deux couples dans tous les romans de Houellebecq qui arrivent à cette entente féconde du plaisir libertin sanctifié par un amour partagé : Bruno et Christiane, Valérie et Michel. Et pourtant, il y a Daniel dans La Possibilité d’une île et sa première épouse Isabelle, et encore Daniel et sa jeune amante Esther. Mais « Isabelle n’aimait pas la jouissance, [et] Esther n’aimait pas l’amour » (PDÎ : 333). Puis, Annabelle et Michel des Particules élémentaires, mais Michel se sent inapte à la vie affective et Annabelle est usée par des amants qui l’ont utilisée comme un bel objet, et par deux avortements. Au sein de ces trois liaisons, l’élément commun est l’impossibilité à coïncider : sexuellement, amoureusement, affectivement. Une rupture, un fossé fait jour entre leur conception de la sexualité, leur capacité d’amour, leurs valeurs qui dictent, ou non, des relations humaines maladroites, respectueuses ou utilitaires. Pour Michel qui perd Valérie dans l’explosion de la bombe qui a aussi emporté Lionel, cette femme « n’aura été qu’une exception radieuse » (PLAT : 349). Un « surplus » dans une vie qui avait exclu la possibilité de clairières, de surprises, de bonheurs, et en fin de compte du bonheur : « C’est alors que je pris conscience, avec une incrédulité douce, que j’allais revoir Valérie, et que nous allions probablement être heureux. C’était trop imprévu, cette joie, j’avais envie de pleurer » (PLAT : 139-140). Même sentiment pour Bruno qui croise la vie de Christiane au Lieu du Changement : « Je n’avais jamais rencontré une femme comme toi auparavant. Je n’espérais même pas qu’une femme comme toi puisse exister » (PÉ : 200).

Ces deux couples formés par Christiane et Bruno et Michel et Valérie ont une éthique sexuelle, c’est-à-dire, selon Michel Foucault, qu’ils « se constitue[nt] comme sujet moral de [leurs] pratiques sexuelles » et, plus généralement, qu’ils peuvent répondre dignement de leurs actes, escortés qu’ils sont par un code personnel du bien. Une éthique sexuelle, chez Houellebecq, qui implique également une négation de la souveraineté de l’individu et de sa liberté toute-puissante qui place son bonheur et son plaisir au-dessus de tout, envers et contre tout et tous. Les deux couples houellebecquiens désirent des relations sexuelles hédonistes dans la mesure où l’aimé le veut également. Vivre et aimer, donc, en désirant le plaisir et le bonheur de l’autre. Le plaisir de l’autre apparaît ainsi comme condition du plaisir et de l’épanouissement du couple, rempart vrai – dans l’univers de Houellebecq – contre le monde du marché et de la marchandise, contre l’amoralité destructrice de l’inconséquence sexuelle et amoureuse. Ces deux ententes lumineuses, Christiane et Bruno, Michel et Valérie, signent chez Houellebecq la fin de la réification : l’individu n’est plus une marchandise. Il n’est plus un objet qui ne vaut guère plus que la somme de ses atouts et de ses défauts. En exprimant toujours des désirs sous-tendus par une éthique, un code conséquent et digne que partage l’aimé, cela lie le couple, cela enveloppe les amants et dépasse leur individualité. Ce qui importe, comme le signale Michel Onfray dans Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire, c’est que les amants soient en matière de sexualité « de mêmes éthiques » (TCA : 118). Nous précisons que les romans de Houellebecq ne semblent pas exactement poursuivre l’érotique solaire – qui répond dans cet ouvrage à un matérialisme hédoniste – que propose Michel Onfray, dans la mesure où les amants n’apparaissent pas, chez Houellebecq, comme des « libertés célibataires » (TCA) qui gagnent à « consommer l’autre avec modération » (TCA : 265). Car chaque fois, l’amour est l’élément transcendantal qui s’infiltre au milieu des libertés qui ne sont plus libres, car elles ne le veulent plus. Un passage du roman La Possibilité d’une île illustre d’ailleurs bellement cette conception houellebecquienne de l’amour : « Je parle de l’amour partagé, le seul qui vaille, le seul qui puisse effectivement nous conduire à un ordre de perceptions différent, où l’individualité se fissure, où les conditions du monde paraissent modifiées, et sa continuation légitime » (PDÎ : 170). L’amour partagé est clairement assimilé au bonheur, ou plutôt, il se confond presque à lui. Ainsi, pour Bruno, le bonheur se révèle :
indissociable d’états fusionnels et régressifs incompatibles avec l’usage pratique de la raison. […] la disparition des tourments passionnels laissait en effet le champ libre à l’ennui, à la sensation de vide, à l’attente angoissé du vieillissement et de la mort (PÉ : 282-283).

L’union amoureuse abolit ainsi non seulement la réification des corps, mais aussi la séparation de l’individu avec le monde. Sous ce jour, le personnage houellebecquien en couple « se vit » comme une partie et non comme un tout autonome, souverain. Et cela est le plus visible dans l’amour sexuel, comme nous le verrons.

Il apparaît clair que l’œuvre de Houellebecq découvre des « îles » qui élargissent le champ des conditions de l’hédonisme pour le concevoir désormais non pas comme une quête individuelle et individualiste du plaisir, mais telle la lumineuse entreprise d’un couple aimant. Ce que semble illustrer Christiane s’adressant à Bruno : « Je sais ce qu’il faut faire […] On va aller partouzer au Cap d’Agde, dans le secteur naturiste (PÉ : 214). Cela répond, semble-t-il, à la « vision hédoniste de la vie » (PÉ : 178) de Bruno et de sa génération que notent les narrateurs des Particules. Valérie également paraît bien poursuivre cette vision du plaisir en couple, proposant à Michel : « Si tu veux, un jour, on essaiera. Une fille bisexuelle pour nous deux, je sais que ça fait planer les mecs ; et moi aussi, en fait, j’aime bien les filles » (PLAT : 201). Ainsi, Christiane désire avoir des relations sexuelles libertines, mais en compagnie de Bruno, dans un projet commun, à deux, et jamais séparée de la sphère du couple, tout comme Valérie le désire et le partage à Michel. L’entreprise du couple houellebecquien se décline donc dans une sexualité sensuelle, charnelle, celle d’un hédonisme amoureux.

L’épanouissement par l’hédonisme amoureux ?

C’est dans cet espace de respect, d’entente sexuelle soclée par l’éthique partagée d’une érotique charnelle et hédoniste dans l’amour que les heureux alliages Christiane-Bruno et Valérie-Michel peuvent réellement, sincèrement poursuivre un bien commun, et atteindre ensemble – mais un temps seulement – le bonheur.

En voyage à Cuba avec Michel, quelques mois après la proposition de Valérie d’un trio avec une fille bisexuelle, cette dernière offre à Margarita, jeune femme de chambre cubaine, de coucher avec eux. Ce que Michel désire également :

J’étais tellement excité que j’eus du mal à […] trouver [un préservatif], puis à l’enfiler, ma vue était comme brouillée. Le cul de la petite Noire ondulait à mesure qu’elle se penchait sur le pubis de Valérie. Je la pénétrai d’un seul coup, sa chatte était ouverte comme un fruit. […] Au moment où Valérie poussa un cri, je jouis à mon tour. Pendant une ou deux secondes j’eus l’impression de me vider de mon poids, de flotter dans l’atmosphère. […] C’était bien… dis-je avec un émerveillement incrédule. C’était vraiment bien. – Oui, elle était sensuelle, cette fille. Moi aussi, elle m’a bien léchée (PLAT : 207).

La jeune Margarita, une vingtaine d’années (PLAT : 206), consent librement à un rapport sexuel avec Michel et Valérie qui la paiera en retour : « » Je lui ai donné quarante dollars… dit Valérie en se rallongeant à mes côtés. C’est le prix que paient les Occidentaux. Pour elle, ça représente un mois de salaire « » (PLAT : 207). Le couple a donc recours au sexe tarifé, les prix étant fixés, comme le laisse entendre Valérie, par l’offre des Occidentaux. Ici, la transaction sexuelle n’est nullement un remède de fortune contre l’isolement, contre la misère sexuelle de certains narrateurs et personnages houellebecquiens – tel Michel lui-même, avant cette vie amoureuse inespérée avec Valérie, qui a notamment des rapports sexuels dans un bar à hôtesses en Thaïlande. La différence est grande : c’est dans le creuset d’un amour authentique que se développe le désir de prendre un plaisir sexuel, sensuel et hédoniste avec le conjoint aimé auquel on désire faire plaisir, mais encore, avec lequel on désire vivre ces plaisirs. Avant Valérie, Michel connaissait plutôt des moments d’apaisement, de réconciliation fugaces auprès de prostituées thaïes qui lui donnaient des services sexuels honnêtes – c’est-à-dire respectueux du corps du client, chaleureux et tendres – faisant donc montre d’un réel don de soi. Ce même homme qui a recours à des services semblables avec la femme qu’il aime auprès de Margarita paraît plutôt vivre ce qui a l’apparence d’un épanouissement personnel, tel que nous le verrons plus en détails. Lequel, dans les romans de Houellebecq, n’est accessible qu’au sein d’un amour partagé. L’amour qui pour le personnage de Daniel dans La Possibilité d’une île, est « la vraie vie » (PDÎ : 343). Ainsi que semble le concevoir également Bruno et Christiane.

En vacances au Cap d’Agde, Christiane et Bruno rencontrent Rudi et Hannelore, un couple d’Allemands avec qui ils font un « plan à quatre » :

Le soir même, ils dînèrent tous les quatre dans un restaurant de poissons […] Ils se rendirent ensuite dans l’appartement du couple allemand. Bruno et Rudi pénétrèrent successivement Hannelore, cependant que celle-ci léchait le sexe de Christiane ; puis ils échangèrent les positions des deux femmes. Hannelore effectua ensuite une fellation à Bruno. C’était agréable, se dit Bruno […], de savoir que chacun s’efforcerait, dans la mesure de ses possibilités, d’apporter du plaisir aux autres (PÉ : 218-219).

Ces trois couples hédonistes houellebecquiens, celui de Plateforme et ceux des Particules, semblent bien avoir des relations sexuelles charnelles et incarnées, en couple avec d’autres personnes, dans le désir sincère circulant chez chacun de contribuer au bonheur de son partenaire de vie et de ses partenaires sexuels ponctuels. Ici, l’amour authentique et partagé apparaît comme un espace de communion, de fusion, recouvrant de respect, de tendresse et de don de soi tous les rapports de ces « monades amoureuses » unies et affectivement confondues. Dans ce lieu partagé de la recherche du bien, la séparation individuelle est vaincue. Et alors apparaissent, libérés par l’amour, beauté et bonheur, qui sont lumière.

Chez Houellebecq, toutefois, l’amour ne dure jamais : Christiane, Annabelle et Isabelle se suicident, toutes incapables de continuer à vivre dans un corps handicapé, très malade ou flétri. Du côté des hommes, la mort de leur conjointe les entraîne eux aussi au suicide, sauf Bruno, qui fera un nouveau séjour en institut psychiatrique. Mais le suicide survient un long moment seulement après la fin du couple : Michel Djerzinski « est entré dans la mer » (PÉ : 304) des années après le suicide d’Annabelle, le temps seulement de mener à bien ses recherches sur le code génétique et la possible reproduction asexuée des êtres humains mutés. Quant à Michel de Plateforme, il est retourné en Thaïlande pour y vivre, ou plutôt pour survivre à la mort de Valérie, et y parvient en écrivant ce qu’il a vécu durant la dernière année. Non, l’amour ne dure pas chez Houellebecq, mais les accès que nous avons aux voix des personnages de Bruno et de Michel (de Plateforme) pendant qu’ils sont en couple nous suggèrent un probable épanouissement de ceux-ci. La vie avec une femme aimée et aimante, dans les trois cas marquée par une sexualité hédoniste, transcende apparemment la souffrance et les difficultés ordinaires de l’existence de ces hommes. Michel de Plateforme se met, à son grand étonnement, à vouloir apprendre à (bien) cuisiner et s’initie donc à la cuisine italienne, après un échec avec l’art culinaire asiatique − qui est « presque une autre structure mentale » (PLAT : 177) − : « Je n’aurais jamais pensé que je trouverais, un jour dans ma vie, du plaisir à faire la cuisine. L’amour sanctifie » (PLAT : 177). D’ailleurs, quelques mois plus tôt, la collègue de Michel Marie-Jeanne semblait avoir remarqué une transformation chez Michel, voire une transfiguration :

En préparant les dossiers d’exposition, elle me jetait parfois des regards inhabituels, difficiles à interpréter. Un matin de février – je m’en souviens très bien, c’était le jour de mon anniversaire – elle me dit franchement : « Tu as changé, Michel… je ne sais pas, tu as l’air heureux. » Elle avait raison ; j’étais heureux, je m’en souviens. Bien sûr il y a différentes choses, toute une série de problèmes inéluctables, le déclin et la mort, bien sûr. Pourtant, en souvenir de ces quelques mois, je peux en témoigner : je sais que le bonheur existe (PLAT : 159).

Quant à Bruno, un peu plus d’un mois à fréquenter Christiane semble l’avoir lui aussi bouleversé en profondeur :
Ce qu’il éprouvait était étrange, très étrange : il respirait plus facilement, il restait parfois des minutes entières sans penser, il n’avait plus tellement peur. Une après-midi, huit jours après leur arrivée [au Cap-d’Agde], il dit à Christiane : « Je crois que je suis heureux. » Elle s’arrêta net, la main crispée sur le bac à glace, et poussa une très longue expiration. Il poursuivit : « J’ai envie de vivre avec toi. J’ai l’impression que ça suffit, qu’on a été assez malheureux comme ça, pendant trop longtemps. Plus tard il y aura la maladie, l’invalidité et la mort. Mais je crois qu’on peut être heureux, ensemble, jusqu’à la fin. En tout cas j’ai envie d’essayer. Je crois que je t’aime. » Elle se mit à pleurer (PÉ : 223).

Cette sorte de rénovation intérieure, de renaissance rejaillit sur l’entourage de Bruno : Le lendemain [de ses aveux à Christiane], Bruno écrivit une lettre courte et émue à Michel. Il s’y déclarait heureux, regrettait qu’ils n’aient jamais parfaitement réussi à se comprendre. Il lui souhaitait d’accéder lui aussi, dans la mesure du possible, à une certaine forme de bonheur (PÉ : 224)

Fugace plage de félicité ou épanouissement ? L’atteinte avouée du bonheur de Michel de Plateforme et de Bruno s’étendant sur moins d’un an dans tous les cas laisse en eux les traces d’une transfiguration, mais seulement les germes d’un réel épanouissement, puisque les couples se disloquent en peu de temps. L’élan vers l’autre, le témoignage d’affection désintéressée et le goût de son épanouissement ont remplacé l’indifférence, l’isolement, la déréliction, la rage, la panique haineuse . Le goût de la vie semble s’être développé, alors qu’il était pour ainsi dire atrophié, chez tous également, avant la rencontre amoureuse avec une femme généreuse, libre et entreprenante qui fournit un sens à l’existence de ces hommes. Plus généralement, une sorte de réconciliation avec soi – et surtout avec le monde – paraît se tisser. Enfin, un bien-être est ressenti, avec l’espoir qu’il s’étende sur des années, même inévitablement inquiétées par le déclin du corps et l’approche de la mort. Il se dessine avec l’aimée, semble-t-il, « la possibilité d’une île ».

Nous avons vu que seuls deux couples : Michel-Valérie de Plateforme et Bruno-Christiane des Particules élémentaires arrivent à vivre brièvement une relation amoureuse sincère. Mais il semble que ces alliages heureux le soient tant grâce à leur amour innervé par une sexualité hédoniste, variée et exploratrice. Et si de telles ententes amoureuses sont possibles chez Houellebecq, c’est certes parce ces amants partagent une même éthique sexuelle : celle de l’hédonisme amoureux. En d’autres mots, celle du plaisir libertin, mais en couple, différente, comme on l’a vu, de l’éthique d’un « matérialisme hédoniste » (TCA : 35) partagée par deux « libertés célibataires » (TCA) que décrit Michel Foucault. Il paraît en effet se dégager des relations échangistes de ces couples ou de leur consommation à deux de services sexuels tarifés le désir de prendre du plaisir avec la personne aimée, dans sa présence, et que celle-ci fasse de même. Ces expériences érotiques semblent chaque fois resserrer l’union du couple houellebecquien : plus que des produits et services consommés comme on le ferait d’une manucure ou d’un film X, c’est toute une vision du monde que le couple partage et veut poursuivre. Et il paraît évident que si cette vision de l’amour sexuel est partagée par les deux moitiés de ces couples, elle se révèle portée, transportée, exaltée par les femmes, Christiane et Valérie qui, avant Bruno et Michel, étaient habitées d’une sexualité libre, assumée et audacieuse.

Houellebecq artiste penseur

Michel HouellebecqMichel Houellebecq, 4 mai 2012, colloque international sur l'unité de l'oeuvre de l'auteur.

Cet article intitulé « Houellebecq artiste penseur » constitue la version écrite de la communication d’Isabelle Dumas présentée au colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel : enjeux, dangers, questionnements », tenu les 26 et 27 octobre 2012 à l’Université Laval. L’article a été publié sur le site http://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca. en février 2013.

Le littéraire est pour nous la question jamais refermée de ce qu’est l’existence. Qu’est-ce que vivre? Qu’est-ce qu’être humain? Qu’est-ce que la vie : aimer, communiquer, transmettre, vieillir à notre époque? La littérature ne sait pas. Elle cherche : à dire, à faire voir et à faire sentir avec le matériau, conventionnel, ductile et sans fond, du mot. Son axe est l’art, aussi elle est le beau et l’hideux, l’innommable, l’abject et le sublime. C’est pourquoi tout doit y être manifesté. Et surtout le néant. Le XXe siècle où l’on a tout déconstruit et tout analysé a forcé le constat d’un nivellement et inauguré une époque d’équivalences que Peter Sloterdijk nomme « la fin de l’analyse », que la littérature reconduit par le réalisme subjectif. Comment alors étouffer sous une anecdote lisse les nouvelles valeurs du centre commercial mondial : marchandisation, érotisation, publicisation? Comment raconter l’intrigue amoureuse sans problématiser le culte de la jeunesse, la nouveauté comme valeur, la sexualité comme divertissement et surtout comme indice de différenciation narcissique? L’écrivain français Michel Houellebecq donne une large place aux déterminants du contemporain dans toute son œuvre : société de marché, du spectacle et du fun, corps et sexe marchandises et puissances, nouvelles technologies et possibles de la médecine par contamination du texte comme envahissement de nos vies. Nous souhaitons étudier la prégnance de la pensée intellectuelle dans les romans de Houellebecq afin de mieux comprendre dans quelle mesure elle offre un éclairage pénétrant sur le contemporain et les humains qui s’y meuvent. Nous proposons ici de nous pencher sur la théorie du libéralisme sexuel articulée par l’auteur dans son premier roman Extension du domaine de la lutte et qui traverse de part en part son œuvre romanesque en faisant ressortir les implications de ce qu’il nomme la « société érotique publicitaire » (1998a : 161) contemporaine apparentée clairement, et crument, à une bourse des corps, et surtout à une jungle.

Houellebecq à la bourse des corps : le libéralisme est un féodalisme

Il se dégage très nettement des romans de Houellebecq la conception d’une société du tout-marchandise et du tout-consommer. Pour reprendre et paraphraser Alain Finkielkraut dans L’humanité perdue : essai sur le XXe siècle lorsqu’il écrit : « de tout on peut passer commande » (1996 : 151), de tout on peut faire un produit, et le consommer. Houellebecq est catégorique dans son roman Extension du domaine de la lutte : l’homme occidental contemporain vit dans « un système économique parfaitement libéral » et habite un « système sexuel parfaitement libéral » (1994 : 100).

Les lois tristes du marché libre : le libéralisme sexuel

Dans son premier roman, Michel Houellebecq esquisse à traits précis et lapidaires une vision du libéralisme économique et sexuel. D’aucuns considèrent ce roman comme « un texte fondateur, séminal, presque programmatique » (Monnin, 2002 : 2). Et pour cause, les trois romans ultérieurs sont traversés, travaillés par cette lutte sexuelle mondiale et impitoyable qui n’épargne absolument personne, transcendant les classes sociales, les races, les physionomies même les plus avenantes. En effet, le domaine de la lutte s’étend désormais par-delà celui de la règle où on observe la loi et paie ses factures, « aux relations humaines dans leur quête d’amour et de sexualité débridée, sur fond de domination, de pouvoir financier, de peur et de mort » (Robitaille, 2004 : 94). Le libéralisme est intégral : « la loi du marché » (Houellebecq, 1994 : 100) gère les cadres, les employés, les bourses. Elle s’enfonce dans les corps et s’infiltre dans les chambres à coucher : « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude » (Houellebecq, 1994 : 100). Ce que Houellebecq nomme les deux « systèmes de différenciation » (1994 : 100) – l’un économique, l’autre sexuel – sont dit-il « strictement équivalents » (1994: 100). Tous deux opèrent un cruel partage entre gagneurs et chômeurs, entre « canons » et « boudins », « mecs top» et « blaireaux » (Houellebecq, 1998a : 122) : « Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes; les hommes se disputent certaines jeunes femmes; le trouble et l’agitation sont considérables » (Houellebecq, 1994 : 101). Le narrateur d’Extension dit avoir « un joli pouvoir d’achat » (1994 : 15). Il se révèle un gagnant économique, mais, confie-t-il, qui « ne représent[e] guère […] qu’un pis-aller2 » sexuel. Tout comme son collègue de travail : « Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux; d’autres perdent sur les deux » (1994 : 101). Un système, immense comme le monde, de marchandises humaines. À hauteur de monde, carrément, chacun pouvant être, en théorie du libre marché, un collègue, un conjoint potentiel. Le libéralisme sexuel apparaît sans « îlot » de complaisance, sans espace de trêve. Libéral, extra moral.

Sans frein et sans foi : par-delà bien et mal

Il serait juste de qualifier le monde de Houellebecq de « [b]ourse des corps » (2009 : 54) en empruntant l’expression à Pascal Bruckner dans Le Paradoxe amoureux. Cette bourse trace une hiérarchie sociale dans le fourmillant système du sexe. Et, pareillement à la bourse d’argent, il y a de gros joueurs et de grands risques, des potentiels modestes ou monstrueux, des cotes promues, déchues, des chutes d’indice, progressives ou dramatiques. Des envolées vertigineuses, de bonne fortune ou de travail ardu. Des hasards, des krachs. Mais aussi des retraits et des ventes, des reculs. Des joueurs prudents, des défections, des faillites. Des démissions, des dépressions et des suicides. Tous ces éléments se vérifient chez Houellebecq, et en série. À commencer par la prise de conscience, cristalline et sans appel, de Bruno, précisément sur ces deux seuls paramètres du monde, argent et sexe : « On vivait aujourd’hui dans un monde simplifié, à l’évidence. La duchesse de Guermantes avait beaucoup moins de thune que Snoop Doggy Dog; Snoop Doggy Dog avait moins de thune que Bill Gates, mais il faisait davantage mouiller les filles. Deux paramètres, pas plus » (1998a : 192-193).

Du côté des « gros joueurs », on retrouve notamment Tisserand, toujours puceau à vingt-huit ans qui « préfère encore essayer » (1994 : 100) plutôt que de payer les services de prostitués (À l’opposé de ces gros joueurs se trouvent le narrateur d’Extension et Michel de Plateforme (2001). Deux défections, deux déserteurs – pourtant gagnants économiques. La personnalité de Michel pourrait être circonscrite par une attitude de retrait affectif en général. Un repli apeuré devant l’amour, trop fort, trop cruel compensé par le refuge dans le sexe tarifé – une vacuité chaude. Et par-delà le « capital initial » pauvre du narrateur d’Extension, qui se qualifie auprès des femmes, rappelons-le, de guère plus qu’un pis-aller, il semble que cet homme d’à peine trente ans est meurtri, neutralisé par une amertume croissante. Pour lui, le monde est limité, cela devient une certitude. Voilà ce qu’il confie, une fois « interné » pour dépression : « [l]e désir lui-même disparaît; il ne reste que l’amertume; une immense, une inconcevable amertume » (1994 : 148). Ce qui initie un décrochage, un retrait du système sexuel. Du côté des indices déchus, il y a Isabelle, première amante de Daniel dans La Possibilité d’une île, « l’animal malade » aux traits « magnifiques » comme ce dernier la décrit (2005 : 52-53), parce qu’elle se sent flétrir. Cela la mène d’abord à quitter son emploi de rédactrice en chef d’une revue pour femmes, Lolita, puis à se suicider. Mais il y a encore bien d’autres krachs sur les sols glacés de Houellebecq. Corps troués, produits passés, hors-normes ou hors champ du désir. Dans Extension : Gérard Leverrier, riche mais dépressif, se suicide, mais aussi Raphaël Tisserand, dont la mort accidentelle en voiture est suspecte. Dans Les Particules élémentaires : Christiane, amante de Bruno, amoureuse et hédoniste, se jette en bas de son immeuble, prisonnière à vie dans sa chaise roulante. Un grave problème de dos l’avait rendue paraplégique quelques jours auparavant. Également Annick, une jeune fille que fréquente brièvement Bruno dans son adolescence, finit par se jeter en bas de la fenêtre de sa chambre, « trop humiliée par son physique » (1998a : 152).

Le principe libéral est désormais étendu à tout : le libéralisme et son bras droit – le capitalisme de surconsommation – ont élaboré un « système intégral de marchandises » (Sloterdijk, 2006 : 25) accouchant d’« une halle en forme de monde » (Sloterdijk, 2006 : 183). Nous avons remarqué que si Houellebecq a voulu transmettre dans son œuvre le sentiment angoissé de vivre dans « une société de marché » (1998b : 63) envahie par les signes de la publicité et de la (sur)consommation comme condition de l’épanouissement3 , il s’attache davantage au marché de l’humain avec les produits et services sexuels (peep-show, salons de massage « plus », bars à hôtesses, tourisme sexuel) et au « commerce » entre humains avec la séduction sans au-delà4 rendant « l’univers liquide » (Bruckner, 2009 : 107). Des œuvres du libéralisme sexuel. Les romans de Houellebecq tissent des ressemblances frappantes entre les hommes et les femmes en situation de séduction et les transactions financières qui émaillent le quotidien, car humains et produits se voient selon Houellebecq soumis aux mêmes critères d’évaluation : « l’attractivité, la nouveauté et le rapport qualité-prix » énumère-t-il dans le recueil d’essais Interventions (1998b : 63). Le marché de la séduction apparaît justement comme un lieu où l’on fait « son marché » : les personnes-produits figurent « en vitrine » pour les plus attirantes ou sur des « étals » pour la masse des autres et sont évaluées, parfois palpées, essayées, puis choisies, ignorées ou écartées après une brève évaluation.

Dans les romans de Houellebecq, le point de vue se situe très nettement du côté des délaissés non pas du système libéral économique, mais de la « libre entreprise » sexuelle. Nous avons observé que la plupart des personnages houellebecquiens qui n’arrivent pas à plaire vont recourir au sexe payant une fois la défaite consommée, une fois le rejet signé du marché des êtres. Le sexe tarifé se révèle donc dans plusieurs cas chez Houellebecq non pas un assaisonnement de la vie sexuelle et encore moins une « gâterie » – comme le serait une pâtisserie ou une paire d’escarpins – mais bien un palliatif, une chaleur humaine payante et apaisante pour ceux qui sont « réduits à la masturbation et la solitude » (1994 : 100). Un pis-aller, un sexe prothétique et de misère pour les délaissés, les disgracieux et les dépressifs meurtris par ce que leur auteur nomme « la souffrance ordinaire5 ». Ces mal-aimés s’avèrent prisonniers de cette société érotique-publicitaire qui « s’attache à […] développer le désir dans des proportions inouïes » (1998a : 161) comme le constate Bruno.: « [p]our que la société fonctionne, pour que la compétition continue, il faut que le désir croisse, s’étende et dévore la vie des hommes » (1998a : 161).

Les valeurs d’un monde à consommer

L’univers de Houellebecq apparaît comme une société de marché et de marchandises en publicité – matérielles comme humaines – dont le grand catalyseur est ce que Peter Sloterdijk nomme l’« érotisation capitaliste » dans son ouvrage Colère et temps (2007 : 289). Plus précisément, c’est le monde même qui « devient une sorte de zone pan-érogène narcissique, pour ainsi dire » (Sloterdijk, 2001 : 108), tournant dans l’immanence d’une « érotisation universelle » (2001 : 108). Nous retrouvons justement dans les romans de Houellebecq cette conscience de l’évolution de l’offre marchande – quelle qu’elle soit – vers une érotisation. De plus, il paraît se dégager de l’œuvre une conception de l’érotisme érigé en valeur par la société contemporaine : loin d’être une banale et ponctuelle stratégie marketing, l’érotisme est hissé au rang d’idéal esthétique et devient le support publicitaire pour tout et tous. En effet, l’érotisation de la « mise en marché » matérielle ou humaine – qu’il soit question de produits ou d’aspirantes « Miss Bikini » – relaie les gestes du sexuel et parfois même de l’industrie pornographique sans but sexuel aucun, sans autre objectif que de vendre ou de se vendre. Par exemple, les vêtements portés par les jeunes filles dans le magazine Lolita que décrit Daniel dans La Possibilité d’une île : « en feuilletant le magazine, j’avais quand même été surpris par l’incroyable niveau de pétasserie qu’avait atteint les publications pour jeunes filles : les tee-shirts taille dix ans, les shorts blancs moulants, les strings dépassant de tous les côtés, l’utilisation raisonnée des Chupa-Chups… tout y était » (2005 : 30). Le voici encore, décrivant le déroulement d’un concours de « Miss Bikini » sur une plage auquel il assiste par hasard :

l’une après l’autre, les filles s’avancèrent sur scène, en bikini, pour effectuer une sorte de danse érotique : elles tortillaient des fesses, s’enduisaient d’huile solaire, jouaient avec les bretelles de leur soutien-gorge, etc. […] Je […] proposai [à Vincent] de partir au moment où la Russe fourrait une main dans la culotte de son bikini (2005 : 256-257).

Bruno a le même sentiment sur son époque hypersexualisée, érotisée tous azimuts. Le voici se remémorant un souvenir datant d’une dizaine d’années :
Ces années-là, la mode devenait de plus en plus sexy. C’était insupportable, toutes ces filles avec leurs petites mines, leurs petites jupes et leurs petits rires. Je les voyais pendant la journée en cours, je les voyais le midi au Penalty, le bar à côté du lycée, elles discutaient avec des garçons; je rentrais déjeuner chez ma femme. […] [J]e n’avais que vingt-huit ans et je me sentais déjà mort (1998 : 174-175).

Il semble bien que chez Houellebecq, si le marketing « d’avant » était celui de la simple qualité du produit, du service, de la personne, il est désormais celui du sexuel : pornographie, lesbianisme ou encore « SM » puissamment suggérés, le tout surplombé par la valeur-reine et la valeur sûre de l’érotisme absolument.

Les romans de Michel Houellebecq paraissent également identifier d’autres valeurs du marché de la surconsommation, que des humains de tout âge et de toute condition sont invités à adopter comme critères et comme habitudes de consommation, mais aussi tel un nouveau savoir-être défini par un goût constant et rendu naturel de jeunesse, de nouveauté, de variété et d’exotisme. Les valeurs commerciales de variété et d’exotisme s’illustrent pleinement par exemple chez notre auteur dans le tourisme sexuel. C’est d’ailleurs au sujet du tourisme en général de l’époque contemporaine que Peter Sloterdijk, dans Le Palais de cristal, fait cette réflexion : « aujourd’hui, le tourisme constitue le phénomène de pointe du way of life capitaliste » (2006 : 279). Un des exemples les plus parlants d’une telle assimilation des valeurs du marché au sein des relations humaines se retrouve dans le roman Plateforme : le touriste Robert s’exprime en consommateur hédoniste averti des femmes de différentes nationalités du monde qui se prostituent, tout comme il le ferait des vins ou des cafés du globe. Mais cette attitude du consommateur curieux et gourmand est loin de se réduire au domaine du sexe tarifé, là où la personne vendant son corps devient un produit et dispense un service à consommer. Par exemple, Valérie, dans le troisième roman de Houellebecq, Plateforme, interroge une jeune Allemande sur ce qu’il conviendrait de nommer le « racisme positif » de nombre de femmes à l’égard des Noirs. Autrement dit, la discrimination des autres nationalités au profit des Noirs : « les Noirs sont décontractés, virils, ils ont le sens de la fête », lui répond-t-elle (2001 : 226-227). En somme, chez Houellebecq, métissages et « racismes » au sein du sexe tarifé comme des relations humaines mettent en évidence les valeurs de l’économie de marché s’infiltrant dans les relations de tout acabit tels lèche-vitrine et shopping, transaction sexuelle, commerce amoureux et relations intimes. L’œuvre houellebecquienne tire donc également sans complaisance sur les ressorts cassés de cette machine à consommer que sont devenues, sous son regard, les relations humaines en monde libre. C’est certes dans Les Particules élémentaires et dans La Possibilité d’une île que les ravages humains causés par la constante survalorisation de la jeunesse – ou plutôt sa suprématie – se révèlent les plus criants, les plus béants. On n’a qu’à penser au déclin puis au suicide d’Isabelle de La Possibilité d’une île et à la misère sexuelle de Bruno. Finalement, l’œuvre houellebecquienne fait ressortir les possibilités démultipliées de consommation au sens le plus large, pensées, manufacturées et érotisées-publicisées par un monde de libre marché intégral, amoral et sans limites. En même temps, tous ces possibles du centre commercial mondial écrivent les « lois tristes », dirions-nous, du libéralisme sexuel.

L’économie du capital érotique : pouvoir et pouvoir-faire, seigneurs et serfs

Les belles personnes des pages houellebecquiennes telles Esther, David di Meola, Annabelle et Thomassen sont investies d’un pouvoir certain dans la société en général et auprès de leur entourage en particulier. Puisque Houellebecq problématise cette autorité détenue par ces gracieuses personnes, il nous est donné d’apprécier le départ, cruel, entre gagnants et perdants. Au sujet de la bourse des corps en monde libéré, il appert que le libéralisme constitue un féodalisme : des gagnants et des perdants, « seigneurs » et « serfs », pourrions-nous dire. Les premiers tirent les rennes de ce que Jean-François Ajavon nomme « sélection sexuelle » dont les derniers – personnages houellebecquiens – sont tantôt seulement « témoins » (Ajavon, 2007 : X) tantôt victimes. Et cette autre loi triste rend justement la nature abominable de cruauté à toutes les hauteurs : gazelles sauvagement tuées qu’observe Michel des Particules dans un reportage télévisé et serpents détestables après qui peste son demi-frère Bruno. La société est sans pitié lorsque ces hommes sont constamment rejetés. Gagnants et perdants économiques ou sexuels inspirent d’ailleurs cette remarque à Peter Sloterdijk dans son Essai d’intoxication volontaire : « [n]ous entrons dans une ère où la différence entre vainqueurs et perdants apparaît de nouveau avec la dureté antique, avec une cruauté préchrétienne » (2001 : 169). Les tristes lois houellebecquiennes se révèlent donc naturelles et culturelles, brutales et impitoyables, et se résument par le règne du plus fort, du plus viril, de la plus érotique. Par ailleurs, il semble que seul l’amour sincère se profile pour briser l’image de l’autre comme la stricte somme de sa valeur érotique et de ses défauts. Il nous apparaît très clairement que la figure houellebecquienne de l’amour authentique – c’est-à-dire pétri de respect, de compassion, de tendresse et de désir sexuel – semble un rempart contre un monde hostile pour les disgraciés. Plus qu’une « valeur refuge », l’amour chez Houellebecq se révèle toujours l’unique possibilité de rédemption, le seul espoir de réconciliation avec un monde étranger à soi parce que froid, hostile et cruel. Par exemple, dans La Possibilité d’une île, le « cœur vide » d’Esther qui n’est pas amoureuse de Daniel mais couche régulièrement avec lui non seulement détruit celui-ci – comme le dit son dernier clone dans son récit de vie – mais découvre devant ses yeux horrifiés le nouveau monde libre : l’amour comme vestige, le sexe tel un divertissement et comme « support publicitaire » (2005 : 411-412). Mais aussi, un monde que foulent des vies marquées par la quête effrénée et à vide du fun, de telles existences que Pascal Bruckner définit comme « un jeu pour lequel nous n’avons aucun prix à payer » (2000 : 114). Des vies sous-titrées par l’inconséquence en tout et l’imputabilité en rien.

Les narrateurs des Particules élémentaires remarquent dès le début de leur récit que « les sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu; dans leurs rapports mutuels [l]es contemporains [de Michel Derzinski] faisaient le plus souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté » (1998a : 7). En effet, aucun des personnages houellebecquiens n’arrive à vivre durablement dans l’amour : derrière le suicide d’Annabelle et de Christiane, d’Isabelle puis de Daniel se profile l’échec de l’amour comme valeur transcendante. Tous ces personnages houellebecquiens se révèlent des éléments douloureusement représentatifs d’« un système dans lequel il est devenu simplement impossible de vivre » (2001 : 349). Celui du marché en tout, donc de la féroce et mondiale compétition au travail comme au lit, où règnent les valeurs du jeune, du fun, du sexy, du frais, du neuf et des occasions rendues et voulues démultipliées de surconsommation. Un système qui a englouti tout le social modelé précisément par cette industrie de la surconsommation et qui est parvenu dans une large mesure à brouiller les valeurs morales – fondations de relations humaines viables – à force de développer une offre marchande qui désire vendre à tout prix et sans aucun scrupule. En effet, foncièrement amorale – et asociale et apatride6 comme le capitalisme qui l’accueille et l’innerve – l’offre marchande fait miroiter un idéal de vie consumériste, hot, irresponsable et délétère, que personnifie parfaitement le kid définitif, tel que le voit Isabelle de La Possibilité d’une île à travers son magazine Lolita. « [C]e que nous essayons de créer, c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête du fun et du sexe : une génération de kids définitifs » (2005 : 36), fait-elle remarquer à Daniel. Puisque le marché de la surconsommation est arrivé à devenir une culture, ou plutôt la culture dominante mondiale, il constitue ni plus ni moins le système avec lequel il faut vivre. « [U]n système conçu pour nous détruire », selon Daniel (2005 : 386). Un « suicide occidental » (1998a : 237), de l’avis de Michel de Plateforme, sachant bien, comme toute l’œuvre romanesque de Houellebecq le figure parfois brutalement, que les valeurs vides de ce système s’insinuent dans les relations humaines pour les rendre « progressivement impossibles » (1994 : 16).

En développant une théorie du libéralisme sexuel dès son premier roman et en étendant celle-ci à toute son œuvre, Houellebecq est arrivé à problématiser de manière très concrète et crue la dévoration des relations humaines respectueuses, désintéressées et sanctifiées par les valeurs de compassion et d’amour sincère, par les non-valeurs du marché : jeunesse, divertissement, érotisme, exotisme, variété, sexe et fun. Artiste penseur, il promène un regard acéré et « intranquille » sur une société contemporaine marquée en quelque sorte par la chute d’un monde humain. Mais puisque les couples se disloquent en quelques mois et que les nombreux suicides viennent casser si vite les vies de souffrance, Houellebecq ne nous permet pas d’observer à moyen ou à long terme, et donc plus en profondeur, la déliquescence des relations humaines grignotées notamment par l’individualisme, l’égoïsme, le rapport calculateur à l’autre et le manque de compassion. Il compromet ainsi quelque peu son objectif avoué de situer, notamment par l’exploration des implications du libéralisme sexuel, son œuvre « au milieu du monde ».

Isabelle Dumas

Bibliographie

AJAVON, François-Xavier (2007), « Houellebecq témoin de la sélection sexuelle », , 15 février 2007.
BRUCKNER, Pascal Le Paradoxe amoureux, Paris, Grasset, 2009.
———————– L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000.
FINKIELKRAUT, Alain, L’humanité perdue. Essai sur le XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points, Essais », 1996.
HOUELLEBECQ, Michel, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005.
————————– Plateforme, Paris, Flammarion, 2001.
————————– Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998.
————————– Interventions, Paris, Flammarion, 1998.
————————– Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994.
NOGUEZ, Dominique, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003.
ROBITAILLE, Martin, « Houellebecq, ou l’extension d’un monde étrange », Tangence, no 76, automne 2004, p. 87 à 103.
SLOTERDIJK, Peter, Colère et Temps. Essai politico-psychologique, Paris, Libella-Maren Sell Éditions, Meta-Éditions, 2007 [2006].
————————– Le Palais de Cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2006 [2005].
————————– Essai d’intoxication volontaire suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, Paris, Hachettes Littératures, 2001 [1996].

Notes

1.Nous nous inspirons ici de cette remarque de Pascal Bruckner : « l’hédonisme, un féodalisme parmi d’autres », Le Paradoxe amoureux, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009, p. 53.
2.Je souligne.
3.Nous donnons en exemple cet extrait d’Extension du domaine de la lutte : « tous [ces adolescents] communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolue à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être » (1994 : 70).
4.« Il n’y a pas d’au-delà de la séduction » (Bruckner, 2009 : 61).
5.« Je suis l’écrivain de la souffrance ordinaire », affirme Houellebecq dans une entrevue pour le Figaro accordée le 4 septembre 2001.
6.Nous nous inspirons ici des paroles de Michel Chartrand prononcées dans un de ces discours en 1970.
7.« Depuis Lanzarote [2000], il surtitre ses livres de fictions « Au milieu du monde », écrit Dominique Noguez dans Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, en parlant de l’auteur.