Christiane et Valérie : femmes désirantes législatrices chez Houellebecq

Les particules élémentaires, édition FlammarionUne des couvertures de Plateforme

Cet article constitue la version écrite d’une communication présentée à l’occasion du colloque « Femmes désirantes dans la littérature et la culture médiatique », tenu les 9 et 10 mai 2012 lors du Congrès de L’Acfas, et organisé par l’Université de Sherbrooke.

N.B. Encore une fois, toutes les notes de bas de page du texte initial ont malheureusement été perdues dans la conversion des fichiers.

Christiane et Valérie : femmes désirantes législatrices chez Houellebecq

La critique savante sur l’œuvre de Michel Houellebecq s’est attachée bien davantage à étudier les narrateurs et personnages masculins que féminins des romans. On a notamment épinglé l’hyperacuité de leur regard, leur état dépressif et la lucidité qui y est liée, la sensation d’étrangeté au contact d’un monde-frontière et l’altérité comme un écrasement, vécue telle une tragédie sans appel, celle du corps désirant-déclinant qui n’a, à notre époque, « pas le droit » d’être vieux . Cette dimension du rapport de l’individu houellebecquien à la femme et à l’atteinte de son corps est déjà bien exploitée ; désir-douleur innervent la conquête difficile du beau sexe, et souvent, l’homme houellebecquien renonce. Dans les romans de Houellebecq, ce sont parfois les femmes qui initient l’acte de séduction par une invite franche, telle Christiane des Particules élémentaires, ou qui entraînent leur partenaire dans des expériences érotiques variées au sein d’un amour authentique et réciproque, comme le fait Valérie, de Plateforme. Nous estimons que ces deux femmes expriment une sexualité pleinement affirmée qui se décline par des choix forts, sous-tendue par l’éthique d’une érotique solaire (Onfray) que leur partenaire partage avec bonheur. Elles se font désirantes, décideuses, législatrices. Nous souhaitons montrer que le « clavier sexuel » de Christiane et Valérie tend non pas seulement à rejoindre mais à exalter celui de leur partenaire masculin en recourant principalement à l’éclairage que portent les travaux de Michel Onfray précédé de Michel Foucault sur les nouveaux comportements sexuels.

Christiane, hardie et entreprenante

Le roman Les Particules élémentaires propose une immersion dans la vie de deux demi-frères, Michel et Bruno, racontée par des néohumains. Ces narrateurs insolites dessinent la trajectoire de ces deux vies ponctuellement entrelacées en s’attachant à observer la souffrance qui marquent les relations humaines des demi-frères, et plus généralement, leur lien au monde et à la vie. Les narrateurs promènent par exemple un regard affûté et cru sur le monde naturel – avec ses lois sourdes à la sensibilité et à la conscience humaine – et sur la quête de sens d’une vie sans bonheur et sans amour. Pour Michel, la question est : à quoi bon poursuivre l’expérience ? Pour Bruno, il s’agit plutôt de comprendre comment atteindre le beau sexe. Comment lui, homme dans la quarantaine au physique ordinaire, qui perd ses cheveux et grossit facilement, pourrait-il trouver une femme aimante, capable encore, dans ce monde d’individus libres et libérés, d’amour sincère et de don de soi ? La quête amoureuse-sexuelle de Bruno le mènera au Lieu du Changement, espace de villégiature libertin et naturiste. Après une semaine vaine à voir ses désirs se fracasser contre des adolescentes trop jeunes, des jeunes femmes indifférentes et des femmes dans la quarantaine trop amères, Bruno rencontrera Christiane. Ou plutôt, c’est elle qui le choisira, alors même qu’elle vient de faire l’amour avec un inconnu dans un jacuzzi. Christiane, femme désirante, libre et libertine :
Elle allongea les jambes dans l’eau. Bruno fit de même. Un pied se posa sur sa cuisse, frôla son sexe. Avec un léger clapotis, elle se détacha du bord et vint à lui. […] Un bras se plaça sous le haut de ses cuisses, l’autre enlaça ses épaules. Bruno se blottit contre elle, le visage à hauteur de sa poitrine […] Il se détendit entre ses bras, son sexe dressé émergea à la surface. Elle referma ses lèvres et lentement, très lentement, le prit dans sa bouche .

Christiane ose initier un contact sexuel direct et sans filet. En effet, bien qu’ils se trouvent tous deux dans un lieu d’estivage naturiste et libertin, les lois de la sélection sexuelle subsistent : il n’y a pas, « il n’y a jamais eu de communisme sexuel » (PÉ : 137), au Lieu comme ailleurs – tel que le remarque Bruno après quelques jours à cet endroit – mais plutôt, depuis la libération sexuelle de Mai 68, « un système de séduction élargi » (PÉ : 137). Et l’on voit que Christiane est elle aussi pleinement consciente de ce libre marché sexuel notamment dans cette réflexion qu’elle fait à Bruno sur les estivants du Lieu du Changement :
C’est un endroit agréable, mais un peu triste ; il y a beaucoup moins de violence qu’au dehors. L’ambiance religieuse dissimule un peu la brutalité des rapports de drague. Il y a cependant des femmes qui souffrent, ici. […] Elles vendent un corps affaibli, enlaidi ; elles le savent et elles en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées (PÉ : 140-141).
Une réflexion qui se penche en particulier sur les femmes qu’elle nomme : « les soixante-huitardes qui ont dépassé la quarantaine, j’en fais pratiquement partie » (PÉ : 146). Et qu’elle décrit encore ainsi : « Elles vieillissent dans la solitude et leur vagin est virtuellement mort » (PÉ : 146).

Comme on l’a vu, cette conscience aigue de la libre entreprise sexuelle – particulièrement saillante au Lieu du Changement – n’empêche nullement Christiane de prendre les devants avec Bruno en initiant un rapport sexuel dans le jacuzzi qui prend la place d’un acte de séduction plus « progressif » et surtout, beaucoup moins aventureux.

Outre la réalisation d’un rapport sexuel court-circuitant l’entreprise de séduction – comme le remarque d’ailleurs Bruno : « C’était vraiment bien, dans le jacuzzi, tout à l’heure… […] Il n’y avait aucun élément de séduction, c’était quelque chose de très pur » (PÉ : 142) – Christiane ose exprimer franchement et précisément ce qu’elle désire dans ses rapports sexuels. Ainsi dit-elle à Bruno : « Jouis sur moi […] Elle étala le sperme sur son visage et sur ses seins » (PÉ : 149). Par ce geste libre et encore une fois audacieux d’étaler le sperme de Bruno sur son corps, Christiane ne répond pas à un désir de Bruno, mais plutôt à son envie à elle. C’est elle qui demande à recevoir le sperme de Bruno. C’est encore elle qui prend l’initiative d’approfondir cette communion entre la substance venant de son partenaire et son corps en la faisant sienne, en quelque sorte. Bien sûr, il pourrait subsister dans l’analyse de ce geste le doute que Christiane ne fasse que reconduire un passage obligé – ou du moins une ligne plus que classique – des scénarios pornographiques du cinéma, des pages des magazines pornographiques explicites ou de la littérature du même genre : l’homme éjacule sur le corps ou sur le visage de la femme en prenant plaisir à diriger la projection de la substance. Cela, parfois pour marquer une position d’autorité sur elle, une situation de contrôle, voire d’humiliation, surtout quand l’éjaculat est projeté au visage. Nous estimons cette avenue hautement improbable, d’une part parce que Christiane ne vit pas sa sexualité, dès sa rencontre avec Bruno, par l’intermédiaire de son regard à lui, du désir qu’elle y verrait, des gestes de désir qu’il esquisserait, des rapports sexuels qu’il initierait avec elle, etc.. C’est plutôt tout le contraire : Christiane le touche avec sa jambe, tournoie autour de lui dans l’eau du jacuzzi, le prend dans ses bras, puis dans sa bouche. Elle nous apparaît donc non seulement comme une femme désirante, mais entreprenante, surtout lorsque l’on sait qu’elle n’a pas croisé le regard de Bruno, où elle aurait pu puiser du courage – ou encore son envie même – en y lisant le désir. D’autre part, parce que, comme l’extrait cité le découvre, c’est Christiane qui désire le sperme de Bruno sur elle dans un geste bien connu par les milieux pornographiques, certes, mais qui se présente bien davantage comme un accueil de l’autre et une ouverture vers une plus grande intimité avec lui qu’un calque inauthentique d’un scénario X. De même, quand Bruno procure un plaisir bucco-génital à Christiane juste après leur rencontre dans le jacuzzi, elle n’hésite pas à le guider en lui disant : « Enfonce un doigt » (PÉ : 141) et « Continue, s’il te plaît » (PÉ : 141). Avec cette franchise à aiguiller son partenaire sexuel pendant l’acte ajoutée à cette initiative dans une rencontre sexuelle sans aucun doute hardie, il s’esquisse, chez Christiane, le portrait d’une sexualité assumée : non pas passive, mais « agentive », désirante et entreprenante.

Il n’est toutefois pas strictement question de désir physique et de goûts sexuels à explorer et à combler chez Christiane. Ce geste de l’accueil du sperme que nous avons décrit semble vouloir dire beaucoup plus. C’est Christiane qui initie Bruno au réseau des couples libertins , clients des boîtes pour les couples désirant prendre un plaisir hédoniste à trois, à quatre, en groupe : « Presque chaque samedi ils allaient dans une boîte pour couples – le 2 + 2, Chris et Manu, les Chandelles. Leur première soirée à Chris et Manu devait leur laisser un souvenir extrêmement vif. » (PÉ : 240). Une marque profonde chez Bruno, laissée par le plaisir, mais surtout par l’émotion :

La femme commença à le branler, cependant que Christiane approchait à nouveau sa langue. En quelques secondes, pris par un plaisir incontrôlable, il éjacula sur son visage. Il se redressa vivement, la prit dans ses bras. Je suis désolé, dit-il, désolé. Elle l’embrassa, se serra contre lui, il sentit son sperme sur ses joues. Ça ne fait rien, dit-elle tendrement, ça ne fait rien du tout (PÉ : 240).

Bien que Christiane et Bruno se trouvent dans un endroit où le sexe frénétique pour le sexe est le maître-mot, cette tendresse attentive et cette affection sincère qu’ils paraissent partager non seulement demeure, mais semble chapeauter, voire transcender leurs rapports. Christiane n’est aucunement fâchée de cet incident. Elle ne reproche nullement à Bruno d’avoir abrévié ou gâché son plaisir à elle en jouissant trop vite et en éjaculant de façon impromptue sur son visage. Car il semble bien, comme on le verra, qu’il n’y ait plein plaisir chez ces libertins amoureux que plaisir en couple.

Valérie, libre et animale

Le roman Plateforme de Houellebecq raconte l’histoire de Michel, un homme célibataire de quarante ans que son auteur décrit comme quelqu’un « qui a peur de s’attacher, qui refuse la passion, qui est résigné à une vie sans grand bonheur et sans grand malheur ». Un homme qui dit, non sans ironie : « Je n’étais pas malheureux, j’avais cent vingt-huit chaînes » de télévision et qui, après le travail, visite les peep-show pour « se lav[er] la tête » (PLAT : 22). Il rencontre Valérie, vingt-sept ans, lors d’un voyage en groupe qu’il décide de faire après avoir hérité de son père qui a été assassiné. Alors que Christiane, dans Les Particules élémentaires, séduit Bruno par une approche sexuelle directe, Valérie tente plutôt de se lier à Michel de manière plus passive et subtile tout au long du voyage. Par exemple, Valérie va systématiquement s’asseoir à ses côtés dans l’autobus du groupe et à table. Puis, à la plage, couchée dans le sable aux côtés de Michel, elle enlève le haut de son bikini et s’offre à son regard. Michel ne parvient à aucun moment à faire savoir à Valérie qu’elle lui plaît. Et même à la plage, il se sent inapte à initier un contact intime : « À ce moment j’aurais pu, et j’aurais dû, la prendre dans mes bras, caresser ses seins, embrasser ses lèvres ; stupidement, je m’abstins » (PLAT : 125). Cette passivité de Michel vient clairement contrarier Valérie qui lui a pourtant partagé explicitement ses désirs de rapprochement. Ainsi lui confie-t-elle peu de temps après leur premier rapport sexuel : « Je t’ai beaucoup désiré pendant ce voyage. C’était horrible, j’y pensais tous les jours » (PLAT : 136).

Quelques jours après que Valérie, à l’aéroport, ait laissé à Michel son numéro de portable, celui-ci va chez elle pour souper. Dès son arrivée chez elle, elle l’embrasse avec passion et le guide jusqu’au bout du plaisir : « Elle ouvrit les lèvres, glissa tout de suite sa langue dans ma bouche. […] Valérie me prit par la taille et me conduisit à tâtons jusqu’ à sa chambre » (PLAT :133-134). Se qualifiant elle-même de « petite prédatrice, gentille » (PLAT : 318), Valérie est perçue par Michel comme sexuelle, animale , donc libre et naturelle dans sa sexualité :

J’allumai une cigarette, me calai contre les oreillers et dis : « Suce-moi. » Elle me regarda avec surprise mais posa la main sur mes couilles, approcha sa bouche. Voilà ! m’exclamai-je avec une expression triomphante. Elle s’interrompit, me regarda avec surprise. « Tu vois, je te dis  » Suce-moi  » et tu me suces. A priori, tu n’en éprouvais pas le désir. – Non, je n’y pensais pas, mais ça me fait plaisir. – C’est justement ce qui est étonnant chez toi. Tu aimes faire plaisir. Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir, voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire (PLAT : 236).

Valérie paraît animale et sexuelle surtout en raison de cette sexualité assumée, franche et libre qui se découvre par les désirs qu’elle n’hésite pas, pareillement à Christiane, à exprimer sans détour. Elle veut prendre du plaisir sexuel avec Michel et ose dès leurs premiers rapports lui faire connaître ses envies. Ainsi dit-elle à son amant après une première nuit passée avec lui et sans autre préambule : « j’ai encore envie de faire l’amour » (PLAT : 141) et « lèche-moi, ça va me faire du bien » (PLAT : 141). Mais également, encore une fois comme Christiane des Particules élémentaires le fait avec son amant Bruno, Valérie guide son partenaire alors qu’il lui fait un cunnilingus : « Plus fort » (PLAT : 141), mais elle lui témoigne également, après l’acte, son désir de tendresse : « » Viens près de moi…  » Je m’assis sur le canapé. Elle se pelotonna contre moi, posa sa tête sur mes cuisses (PLAT : 141). En outre, de la même manière que Christiane fait découvrir à Bruno le plaisir libertin dans les boîtes pour couples, Valérie initie Michel non pas au sexe tarifé mais au plaisir en couple, car il consommait déjà, comme palliatif, des produits sexuels : Rarement, je prenais un salon privé à 500 francs ; c’était dans les cas où ma bite allait mal, me paraissait ressembler à un petit appendice exigeant, qui sentait le fromage ; j’avais besoin qu’une fille la prenne dans ses mains, s’extasie même faussement sur la vigueur du membre (PLAT : 23).

Plaisir en couple qui passera par le sexe tarifé, sexe prothétique pour Michel célibataire, maintenant transformé en expérience érotique pour couple amoureux, comme on le verra. Valérie, femme désirante et décideuse, tout comme Christiane. Pareillement à cette dernière, elle extériorise ses goûts et ses envies sexuelles non seulement franchement, mais spontanément, et certes avec inventivité. Ce que rapporte Michel qui lui avait posé une question et a obtenu, en guise de réponse : Elle enroula la base de mon sexe avec une mèche de ses cheveux, puis commença à me branler du bout des doigts. […] De l’autre main elle prit un peu de confiture de framboises, qu’elle étala sur mon sexe ; puis elle commença à le lécher soigneusement, à grands coups de langue (PLAT : 136).

Et tout comme l’amante de Bruno, Valérie prend l’initiative de la sexualité du couple. Les deux amantes proposent des expériences érotiques à faire ensemble, initient l’acte sexuel auquel leur partenaire se joint avec bonheur, tel que le fait Valérie dans un centre de thalassothérapie, celle-ci toujours racontée par Michel :

 » Notre voisine de train… fit-elle tout excitée, elle m’a branchée dans le jacuzzi « […]  » En ce moment, elle est seule dans le hammam « . […] Agenouillée devant la femme, les mains posées sur ses fesses, Valérie lui léchait la chatte. […] Valérie fouilla dans la poche de son peignoir et me tendit en préservatif ; de l’autre main, elle continuait à branler le clitoris de la femme. Je la pénétrai d’un seul coup, elle était déjà très ouverte (PLAT : 272-273).

Nous verrons que chez les deux femmes, jamais leur plaisir n’a préséance sur celui de leur amant. Le plaisir sexuel-amoureux est pris à deux. Ainsi, Christiane et Valérie sont désirantes, décideuses et législatrices, mais au sein de leur couple. Cela, jamais en tant qu’individu libre de faire ce qu’il veut avec pour seule fin son plaisir personnel. Donc toujours, si on veut, en tant que particule d’un atome, celui du couple amoureux. Chez Christiane et Bruno comme chez Michel et Valérie, le plaisir sexuel et amoureux ne peut alors logiquement éclore et s’épanouir que si chacun d’eux possède une vision de la sexualité et de l’amour semblable à celle de son partenaire. En d’autres mots, et en l’occurrence, un même code du désir libre, du sexe hédoniste et de l’amour sexuel.

Plaisir en couple : l’éthique du lumineux charnel

Il n’y a que deux couples dans tous les romans de Houellebecq qui arrivent à cette entente féconde du plaisir libertin sanctifié par un amour partagé : Bruno et Christiane, Valérie et Michel. Et pourtant, il y a Daniel dans La Possibilité d’une île et sa première épouse Isabelle, et encore Daniel et sa jeune amante Esther. Mais « Isabelle n’aimait pas la jouissance, [et] Esther n’aimait pas l’amour » (PDÎ : 333). Puis, Annabelle et Michel des Particules élémentaires, mais Michel se sent inapte à la vie affective et Annabelle est usée par des amants qui l’ont utilisée comme un bel objet, et par deux avortements. Au sein de ces trois liaisons, l’élément commun est l’impossibilité à coïncider : sexuellement, amoureusement, affectivement. Une rupture, un fossé fait jour entre leur conception de la sexualité, leur capacité d’amour, leurs valeurs qui dictent, ou non, des relations humaines maladroites, respectueuses ou utilitaires. Pour Michel qui perd Valérie dans l’explosion de la bombe qui a aussi emporté Lionel, cette femme « n’aura été qu’une exception radieuse » (PLAT : 349). Un « surplus » dans une vie qui avait exclu la possibilité de clairières, de surprises, de bonheurs, et en fin de compte du bonheur : « C’est alors que je pris conscience, avec une incrédulité douce, que j’allais revoir Valérie, et que nous allions probablement être heureux. C’était trop imprévu, cette joie, j’avais envie de pleurer » (PLAT : 139-140). Même sentiment pour Bruno qui croise la vie de Christiane au Lieu du Changement : « Je n’avais jamais rencontré une femme comme toi auparavant. Je n’espérais même pas qu’une femme comme toi puisse exister » (PÉ : 200).

Ces deux couples formés par Christiane et Bruno et Michel et Valérie ont une éthique sexuelle, c’est-à-dire, selon Michel Foucault, qu’ils « se constitue[nt] comme sujet moral de [leurs] pratiques sexuelles » et, plus généralement, qu’ils peuvent répondre dignement de leurs actes, escortés qu’ils sont par un code personnel du bien. Une éthique sexuelle, chez Houellebecq, qui implique également une négation de la souveraineté de l’individu et de sa liberté toute-puissante qui place son bonheur et son plaisir au-dessus de tout, envers et contre tout et tous. Les deux couples houellebecquiens désirent des relations sexuelles hédonistes dans la mesure où l’aimé le veut également. Vivre et aimer, donc, en désirant le plaisir et le bonheur de l’autre. Le plaisir de l’autre apparaît ainsi comme condition du plaisir et de l’épanouissement du couple, rempart vrai – dans l’univers de Houellebecq – contre le monde du marché et de la marchandise, contre l’amoralité destructrice de l’inconséquence sexuelle et amoureuse. Ces deux ententes lumineuses, Christiane et Bruno, Michel et Valérie, signent chez Houellebecq la fin de la réification : l’individu n’est plus une marchandise. Il n’est plus un objet qui ne vaut guère plus que la somme de ses atouts et de ses défauts. En exprimant toujours des désirs sous-tendus par une éthique, un code conséquent et digne que partage l’aimé, cela lie le couple, cela enveloppe les amants et dépasse leur individualité. Ce qui importe, comme le signale Michel Onfray dans Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire, c’est que les amants soient en matière de sexualité « de mêmes éthiques » (TCA : 118). Nous précisons que les romans de Houellebecq ne semblent pas exactement poursuivre l’érotique solaire – qui répond dans cet ouvrage à un matérialisme hédoniste – que propose Michel Onfray, dans la mesure où les amants n’apparaissent pas, chez Houellebecq, comme des « libertés célibataires » (TCA) qui gagnent à « consommer l’autre avec modération » (TCA : 265). Car chaque fois, l’amour est l’élément transcendantal qui s’infiltre au milieu des libertés qui ne sont plus libres, car elles ne le veulent plus. Un passage du roman La Possibilité d’une île illustre d’ailleurs bellement cette conception houellebecquienne de l’amour : « Je parle de l’amour partagé, le seul qui vaille, le seul qui puisse effectivement nous conduire à un ordre de perceptions différent, où l’individualité se fissure, où les conditions du monde paraissent modifiées, et sa continuation légitime » (PDÎ : 170). L’amour partagé est clairement assimilé au bonheur, ou plutôt, il se confond presque à lui. Ainsi, pour Bruno, le bonheur se révèle :
indissociable d’états fusionnels et régressifs incompatibles avec l’usage pratique de la raison. […] la disparition des tourments passionnels laissait en effet le champ libre à l’ennui, à la sensation de vide, à l’attente angoissé du vieillissement et de la mort (PÉ : 282-283).

L’union amoureuse abolit ainsi non seulement la réification des corps, mais aussi la séparation de l’individu avec le monde. Sous ce jour, le personnage houellebecquien en couple « se vit » comme une partie et non comme un tout autonome, souverain. Et cela est le plus visible dans l’amour sexuel, comme nous le verrons.

Il apparaît clair que l’œuvre de Houellebecq découvre des « îles » qui élargissent le champ des conditions de l’hédonisme pour le concevoir désormais non pas comme une quête individuelle et individualiste du plaisir, mais telle la lumineuse entreprise d’un couple aimant. Ce que semble illustrer Christiane s’adressant à Bruno : « Je sais ce qu’il faut faire […] On va aller partouzer au Cap d’Agde, dans le secteur naturiste (PÉ : 214). Cela répond, semble-t-il, à la « vision hédoniste de la vie » (PÉ : 178) de Bruno et de sa génération que notent les narrateurs des Particules. Valérie également paraît bien poursuivre cette vision du plaisir en couple, proposant à Michel : « Si tu veux, un jour, on essaiera. Une fille bisexuelle pour nous deux, je sais que ça fait planer les mecs ; et moi aussi, en fait, j’aime bien les filles » (PLAT : 201). Ainsi, Christiane désire avoir des relations sexuelles libertines, mais en compagnie de Bruno, dans un projet commun, à deux, et jamais séparée de la sphère du couple, tout comme Valérie le désire et le partage à Michel. L’entreprise du couple houellebecquien se décline donc dans une sexualité sensuelle, charnelle, celle d’un hédonisme amoureux.

L’épanouissement par l’hédonisme amoureux ?

C’est dans cet espace de respect, d’entente sexuelle soclée par l’éthique partagée d’une érotique charnelle et hédoniste dans l’amour que les heureux alliages Christiane-Bruno et Valérie-Michel peuvent réellement, sincèrement poursuivre un bien commun, et atteindre ensemble – mais un temps seulement – le bonheur.

En voyage à Cuba avec Michel, quelques mois après la proposition de Valérie d’un trio avec une fille bisexuelle, cette dernière offre à Margarita, jeune femme de chambre cubaine, de coucher avec eux. Ce que Michel désire également :

J’étais tellement excité que j’eus du mal à […] trouver [un préservatif], puis à l’enfiler, ma vue était comme brouillée. Le cul de la petite Noire ondulait à mesure qu’elle se penchait sur le pubis de Valérie. Je la pénétrai d’un seul coup, sa chatte était ouverte comme un fruit. […] Au moment où Valérie poussa un cri, je jouis à mon tour. Pendant une ou deux secondes j’eus l’impression de me vider de mon poids, de flotter dans l’atmosphère. […] C’était bien… dis-je avec un émerveillement incrédule. C’était vraiment bien. – Oui, elle était sensuelle, cette fille. Moi aussi, elle m’a bien léchée (PLAT : 207).

La jeune Margarita, une vingtaine d’années (PLAT : 206), consent librement à un rapport sexuel avec Michel et Valérie qui la paiera en retour : « » Je lui ai donné quarante dollars… dit Valérie en se rallongeant à mes côtés. C’est le prix que paient les Occidentaux. Pour elle, ça représente un mois de salaire « » (PLAT : 207). Le couple a donc recours au sexe tarifé, les prix étant fixés, comme le laisse entendre Valérie, par l’offre des Occidentaux. Ici, la transaction sexuelle n’est nullement un remède de fortune contre l’isolement, contre la misère sexuelle de certains narrateurs et personnages houellebecquiens – tel Michel lui-même, avant cette vie amoureuse inespérée avec Valérie, qui a notamment des rapports sexuels dans un bar à hôtesses en Thaïlande. La différence est grande : c’est dans le creuset d’un amour authentique que se développe le désir de prendre un plaisir sexuel, sensuel et hédoniste avec le conjoint aimé auquel on désire faire plaisir, mais encore, avec lequel on désire vivre ces plaisirs. Avant Valérie, Michel connaissait plutôt des moments d’apaisement, de réconciliation fugaces auprès de prostituées thaïes qui lui donnaient des services sexuels honnêtes – c’est-à-dire respectueux du corps du client, chaleureux et tendres – faisant donc montre d’un réel don de soi. Ce même homme qui a recours à des services semblables avec la femme qu’il aime auprès de Margarita paraît plutôt vivre ce qui a l’apparence d’un épanouissement personnel, tel que nous le verrons plus en détails. Lequel, dans les romans de Houellebecq, n’est accessible qu’au sein d’un amour partagé. L’amour qui pour le personnage de Daniel dans La Possibilité d’une île, est « la vraie vie » (PDÎ : 343). Ainsi que semble le concevoir également Bruno et Christiane.

En vacances au Cap d’Agde, Christiane et Bruno rencontrent Rudi et Hannelore, un couple d’Allemands avec qui ils font un « plan à quatre » :

Le soir même, ils dînèrent tous les quatre dans un restaurant de poissons […] Ils se rendirent ensuite dans l’appartement du couple allemand. Bruno et Rudi pénétrèrent successivement Hannelore, cependant que celle-ci léchait le sexe de Christiane ; puis ils échangèrent les positions des deux femmes. Hannelore effectua ensuite une fellation à Bruno. C’était agréable, se dit Bruno […], de savoir que chacun s’efforcerait, dans la mesure de ses possibilités, d’apporter du plaisir aux autres (PÉ : 218-219).

Ces trois couples hédonistes houellebecquiens, celui de Plateforme et ceux des Particules, semblent bien avoir des relations sexuelles charnelles et incarnées, en couple avec d’autres personnes, dans le désir sincère circulant chez chacun de contribuer au bonheur de son partenaire de vie et de ses partenaires sexuels ponctuels. Ici, l’amour authentique et partagé apparaît comme un espace de communion, de fusion, recouvrant de respect, de tendresse et de don de soi tous les rapports de ces « monades amoureuses » unies et affectivement confondues. Dans ce lieu partagé de la recherche du bien, la séparation individuelle est vaincue. Et alors apparaissent, libérés par l’amour, beauté et bonheur, qui sont lumière.

Chez Houellebecq, toutefois, l’amour ne dure jamais : Christiane, Annabelle et Isabelle se suicident, toutes incapables de continuer à vivre dans un corps handicapé, très malade ou flétri. Du côté des hommes, la mort de leur conjointe les entraîne eux aussi au suicide, sauf Bruno, qui fera un nouveau séjour en institut psychiatrique. Mais le suicide survient un long moment seulement après la fin du couple : Michel Djerzinski « est entré dans la mer » (PÉ : 304) des années après le suicide d’Annabelle, le temps seulement de mener à bien ses recherches sur le code génétique et la possible reproduction asexuée des êtres humains mutés. Quant à Michel de Plateforme, il est retourné en Thaïlande pour y vivre, ou plutôt pour survivre à la mort de Valérie, et y parvient en écrivant ce qu’il a vécu durant la dernière année. Non, l’amour ne dure pas chez Houellebecq, mais les accès que nous avons aux voix des personnages de Bruno et de Michel (de Plateforme) pendant qu’ils sont en couple nous suggèrent un probable épanouissement de ceux-ci. La vie avec une femme aimée et aimante, dans les trois cas marquée par une sexualité hédoniste, transcende apparemment la souffrance et les difficultés ordinaires de l’existence de ces hommes. Michel de Plateforme se met, à son grand étonnement, à vouloir apprendre à (bien) cuisiner et s’initie donc à la cuisine italienne, après un échec avec l’art culinaire asiatique − qui est « presque une autre structure mentale » (PLAT : 177) − : « Je n’aurais jamais pensé que je trouverais, un jour dans ma vie, du plaisir à faire la cuisine. L’amour sanctifie » (PLAT : 177). D’ailleurs, quelques mois plus tôt, la collègue de Michel Marie-Jeanne semblait avoir remarqué une transformation chez Michel, voire une transfiguration :

En préparant les dossiers d’exposition, elle me jetait parfois des regards inhabituels, difficiles à interpréter. Un matin de février – je m’en souviens très bien, c’était le jour de mon anniversaire – elle me dit franchement : « Tu as changé, Michel… je ne sais pas, tu as l’air heureux. » Elle avait raison ; j’étais heureux, je m’en souviens. Bien sûr il y a différentes choses, toute une série de problèmes inéluctables, le déclin et la mort, bien sûr. Pourtant, en souvenir de ces quelques mois, je peux en témoigner : je sais que le bonheur existe (PLAT : 159).

Quant à Bruno, un peu plus d’un mois à fréquenter Christiane semble l’avoir lui aussi bouleversé en profondeur :
Ce qu’il éprouvait était étrange, très étrange : il respirait plus facilement, il restait parfois des minutes entières sans penser, il n’avait plus tellement peur. Une après-midi, huit jours après leur arrivée [au Cap-d’Agde], il dit à Christiane : « Je crois que je suis heureux. » Elle s’arrêta net, la main crispée sur le bac à glace, et poussa une très longue expiration. Il poursuivit : « J’ai envie de vivre avec toi. J’ai l’impression que ça suffit, qu’on a été assez malheureux comme ça, pendant trop longtemps. Plus tard il y aura la maladie, l’invalidité et la mort. Mais je crois qu’on peut être heureux, ensemble, jusqu’à la fin. En tout cas j’ai envie d’essayer. Je crois que je t’aime. » Elle se mit à pleurer (PÉ : 223).

Cette sorte de rénovation intérieure, de renaissance rejaillit sur l’entourage de Bruno : Le lendemain [de ses aveux à Christiane], Bruno écrivit une lettre courte et émue à Michel. Il s’y déclarait heureux, regrettait qu’ils n’aient jamais parfaitement réussi à se comprendre. Il lui souhaitait d’accéder lui aussi, dans la mesure du possible, à une certaine forme de bonheur (PÉ : 224)

Fugace plage de félicité ou épanouissement ? L’atteinte avouée du bonheur de Michel de Plateforme et de Bruno s’étendant sur moins d’un an dans tous les cas laisse en eux les traces d’une transfiguration, mais seulement les germes d’un réel épanouissement, puisque les couples se disloquent en peu de temps. L’élan vers l’autre, le témoignage d’affection désintéressée et le goût de son épanouissement ont remplacé l’indifférence, l’isolement, la déréliction, la rage, la panique haineuse . Le goût de la vie semble s’être développé, alors qu’il était pour ainsi dire atrophié, chez tous également, avant la rencontre amoureuse avec une femme généreuse, libre et entreprenante qui fournit un sens à l’existence de ces hommes. Plus généralement, une sorte de réconciliation avec soi – et surtout avec le monde – paraît se tisser. Enfin, un bien-être est ressenti, avec l’espoir qu’il s’étende sur des années, même inévitablement inquiétées par le déclin du corps et l’approche de la mort. Il se dessine avec l’aimée, semble-t-il, « la possibilité d’une île ».

Nous avons vu que seuls deux couples : Michel-Valérie de Plateforme et Bruno-Christiane des Particules élémentaires arrivent à vivre brièvement une relation amoureuse sincère. Mais il semble que ces alliages heureux le soient tant grâce à leur amour innervé par une sexualité hédoniste, variée et exploratrice. Et si de telles ententes amoureuses sont possibles chez Houellebecq, c’est certes parce ces amants partagent une même éthique sexuelle : celle de l’hédonisme amoureux. En d’autres mots, celle du plaisir libertin, mais en couple, différente, comme on l’a vu, de l’éthique d’un « matérialisme hédoniste » (TCA : 35) partagée par deux « libertés célibataires » (TCA) que décrit Michel Foucault. Il paraît en effet se dégager des relations échangistes de ces couples ou de leur consommation à deux de services sexuels tarifés le désir de prendre du plaisir avec la personne aimée, dans sa présence, et que celle-ci fasse de même. Ces expériences érotiques semblent chaque fois resserrer l’union du couple houellebecquien : plus que des produits et services consommés comme on le ferait d’une manucure ou d’un film X, c’est toute une vision du monde que le couple partage et veut poursuivre. Et il paraît évident que si cette vision de l’amour sexuel est partagée par les deux moitiés de ces couples, elle se révèle portée, transportée, exaltée par les femmes, Christiane et Valérie qui, avant Bruno et Michel, étaient habitées d’une sexualité libre, assumée et audacieuse.

L’altérité comme une froide, une infranchissable frontière

« [I]l n’était pas, il se serait jamais un bel animal. La nuit, il rêvait de vulves ouvertes. Vers la même époque, il commença à lire Kafka. La première fois il ressentit une sensation de froid, de gel insidieux ; quelques heures après avoir terminé Le Procès il se sentait encore engourdi, cotonneux. Il sut immédiatement que cet univers ralenti, marqué par la honte, où les êtres se croisent dans un vide sidéral, sans qu’aucun rapport entre eux n’apparaisse jamais possible, correspondait exactement à son univers mental. L’univers était lent et froid. Il y avait cependant une chose chaude, que les femmes avaient entre les jambes ; mais cette chose, il n’y avait pas accès ».
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires

Les Inrocks, no 161, « Houellebecq danger explosif ».Une des couvertures des Particules élémentaires